Nous continuons notre promenade dans le patrimoine normand en péril qui est d'autant plus nécessaire que l'on commence à nous chanter la chanson très nécessaire de faire redécouvrir aux Normands une Normandie qu'ils méconnaissent afin de sauver de la faillite le secteur du tourisme qui pèse d'un poids conséquent dans l'économie régionale: et les professionnels d'espérer que le patrimoine architectural, historique artistique et culturel de la Normandie puisse être le moteur puissant qui sauvera le tourisme normand d'un naufrage total en 2020.

C'est effectivement le bon réflexe de penser ainsi, c'est même se réconcilier avec la présence d'une évidence qu'on ne voyait plus. Mais la réalité nous alerte: le patrimoine normand, notamment architectural et tout particulièrement le patrimoine rural est menacé car il subit les mutations profondes qui ont affecté la société rurale et agricole ces 40 à 50 dernières années avec la disparition quasi intégrale d'une civilisation rurale séculaire.

Ce patrimoine architectural rural normand est d'une densité extraordinaire: chaque commune de notre région dispose de son église (les communes étant les héritières directes des anciennes paroisses) d'une ou de plusieurs chapelles, nombre de calvaires mais aussi d'un manoir ou de plusieurs voire d'un château et de son domaine, sans parler des moulins, des lavoirs, des anciens fours à pain, granges mais aussi les forges et les ateliers d'une ruralité durement au travail qui a totalement disparu.

Dans le meilleur des cas, lorsque le terroir rural avec un paysage de bocage qui a été relativement préservé des ravages de l'agro-industrie moderne se trouve à proximité d'un grand bassin urbain émetteur de touristes ou de résidents pour le week-end et les vacances scolaires, le petit patrimoine architectural rural peut bénéficier d'une réhabilitation dans la fonction résidentielle: c'est la carte postale d'un Pays d'Auge avec ses longères à pans de bois transformées en résidences secondaires ou en chambres d'hôtes. Mais dans les arrières-pays bocains normands plus éloignés de la région parisienne, l'état de conservation de ce petit patrimoine rural est plus que critique: il est souvent totalement à l'abandon quand il n'est pas détruit ou totalement défiguré par des propriétaires qui n'ont plus les moyens de l'entretenir faute aussi de savoir quoi en faire.

Enfin, la situation du patrimoine rural religieux normand est particulièrement critique et ce pour trois raisons évidentes:

1) C'est, de loin, le premier patrimoine architectural historique par son ampleur, sa qualité et en nombre: 75% des édifices classés MH sont des églises et autres lieux de culte. L'église est bien souvent le seul bâtiment d'une commune à présenter une architecture ayant une qualité artistique.

2) Avec le mouvement parfois absurde de fusion communale notamment en zone rurale, les nouvelles communes fusionnées se retrouvent avec la charge d'entretenir toutes les églises des anciennes communes, des édifices historiques datant d'avant 1905 et la loi qui ont fait des églises des bâtiments communaux affectés au culte catholique: devant l'ampleur de la dépense lorsque, comme d'habitude, l'entretien régulier des bâtiments a fait défaut, certaines communes sont tentées par la vente ou la destruction des églises jugées les moins intéressantes à conserver (par leur état de conservation ou par leur architecture) pour n'en garder que certaines (la plus grande, la plus ancienne ou celle qui est encore fréquentée).

3) En 2020, seuls 3% des Français avouent aller à la messe au moins une fois par mois: sans commentaires!

Un colloque dirigé par l'historien Pierre Bouet avait eu lieu au château de Cerisy en mai 2015 avec pour objectif de répondre à la question lancinante suivante: "Que vont devenir les églises normandes?"

https://cerisy-colloques.fr/eglisesnormandes-pub2017/

https://www.franceculture.fr/conferences/maison-de-la-recherche-en-sciences-humaines/cerisy-que-vont-devenir-les-eglises

L'une des principales réponses est de conserver tout ce qui peut l'être pour une cohabitation ou une prise de relais entre le cultuel et le culturel: la qualité architecturale des églises normandes est une richesse du territoire communal rural, une aménité indispensable au développement d'une activté touristique conciliant nature et culture. Ces églises menacées par la ruine et le vandalisme doivent, cependant, être ouvertes pour accueillir des événements culturels, des expositions artistiques ou des cérémonies cultuelles.

Il y a souvent des associations locales qui veulent défendre et préserver ce patrimoine: elles ont souvent peu de moyens et sont éloignées des circuits institutionnels de la culture officielle administrée. Les élus locaux normands contrairement à ce que l'on peut constater, hélas, dans d'autres régions, sont, dans l'ensemble, assez soucieux de la conservation de ce patrimoine religieux et les conseils départementaux normands sont aussi très actifs. Mais le colloque de Cerisy de 2015 a souligné la dispersion des actions et des initiatives et les complexités que cela génère pour mener des projets de restauration et de réaffectation qui sont urgents.

Enfin, la DRAC contrairement à ce qu'affirme officiellement son directeur M. Ollivier, ne joue plus le rôle d'un chef d'orchestre qui initie et entraîne tous les acteurs qui pourraient agir: elle est devenue, au mieux, un gendarme tatillon qui est fort avec les faibles (les associations et les petits propriétaires) et faibles avec les forts (les promoteurs immobiliers, les grands élus...).

Compte tenu de l'ampleur de l'enjeu stratégique du patrimoine pour l'avenir de la Normandie et de son identité mais aussi pour son attractivité touristique, il semble urgent que le conseil régional doive s'intéresser encore plus au patrimoine architectural de la région notamment son patrimoine religieux en mettant en oeuvre une politique publique régionale puissante sur laquelle tous les acteurs locaux, notamment associatifs, pourraient s'appuyer dans le but de dévélopper une protection patrimoniale utile et pérenne car porteuse de projets qualitatifs pour le territoire.

Dans chaque recoin ou replis du paysage normand se niche un manoir, un château, une chapelle, une ancienne abbaye...

En ce qui concerne les abbayes, depuis leur suppression par la Révolution française qui les a condamnées à la disparition, un patrimoine architectural artistique exceptionnel par sa qualité et sa densité a failli totalement disparaître en passant de la propriété privée communautaire religieuse à la propriété privée tout court! 

Mais ce patrimoine était si vaste en Normandie qu'en dépit de tant de dévastation et de destructions depuis plus de deux siècles, il en reste aujourd'hui des témoignages encore saisissants: le maillage du territoire normand par les maisons des divers ordres religieux (essentiellement en Normandie les Bénédictins, les Cisterciens et les Prémontrés) était tellement serré qu'on trouvait une abbaye tous les dix kilomètres (sans compter les nombreux maisons religieuses urbaines dont l'immobilier et le foncier font toujours fantasmer les promoteurs immobiliers):

Les vestiges architecturaux encore importants de cette trame monastique normande, forme, de fait un aménagement régulier du territoire qui permet le développement du tourisme culturel sur l'ensemble de la région: c'est la raison pour laquelle avec le soutien de l'administration de l'état central en charge de l'architecture et du patrimoine au niveau régional, une route des abbayes normandes avait été créée dans les années 1980 avec un succès qui ne s'est jamais démenti. Mais 40 années plus tard, il manque un certain nombre de sites monastiques normands à l'appel car la propriété privée qui doit, en principe, assurer l'entretien et la conservation des lieux est totalement défaillante: là encore, il faudrait une action publique volontariste pour débloquer certaines situations où les vestiges d'un patrimoine architectural normand encore exceptionnel par sa qualité sont en péril.

Ainsi, par exemple, le site de l'ancienne abbaye Prémontré de Cerisy-Belle-Etoile près de Flers (Orne):

Le reportage photographique suivant proposé par Ouest-France (2018) est pour le moins édifiant!

https://www.ouest-france.fr/normandie/flers-61100/avant-apres-autour-des-ruines-du-passe-de-cerisy-belle-etoile-5734676

Les arcades de l'ancien cloître sur une carte postale du début du XXe siècle:

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L'état aujourd'hui: les lieux sont totalement envahis par la végétation qui va accroître les désordres dans les maçonneries...

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Les vestiges de l'ancienne église abbatiale: on notera la qualité de la taille de pierre (granit) des fûts des colonnes. Ces éléments étaient autrefois mis en valeur dans le cadre d'un jardin. Ce n'est plus le cas aujourd'hui avec un risque accru de chute de pierres et de rupture des arcs encore en place...

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On rappellera l'essentiel: une inscription administrative au titre des Monuments Historiques n'est pas synonyme d'une préservation concrète des bâtiments... En effet, les vestiges de l'ancienne abbatiale ont été inscrits dès 1926, la grange aux dîmes en 1974 et en 1986 les façades et toitures, y compris la charpente, ainsi que les deux cheminées en granite de la métairie.

On pourra aussi consulter la fiche Monumentum pour en découvrir davantage:

https://monumentum.fr/ancienne-abbaye-belle-etoile-pa00110762.html

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Adresse renseignée dans la base Mérimée :
61100 Cerisy-Belle-Etoile - France

Code Insee de la commune : 61078
Orne [61] - Alençon - Normandie

Adresse approximative issue des coordonnées GPS (latitude et longitude) :
73 L'Abbaye de Belle Etoile 61100 Cerisy-Belle-Étoile

Historique :
L'abbaye, de l'ordre des Prémontrés, a été fondée au 13e siècle, après la conquête de la Normandie par Philippe-Auguste. Jusqu'au 14e siècle, les monastères prémontrés accueillaient des frères convers dont le rôle était d'exploiter les terres dépendant directement de l'abbaye. Après la peste noire et la guerre de Cent ans, les abbayes ont fait exploiter leurs terres (salles) par des métayers. L'église, fondée en 1238, a sans douté été détruite à la Révolution. Construite au 14e siècle, la grange aux dîmes a été incendiée durant la guerre de Cent ans. Sa charpente a été refaite en 1460, reposant sur des poteaux placés sur un support de maçonnerie pour éviter de porter sur des murs fragilisés. La grange est une construction rectangulaire ajourée de fenêtres gothiques en arc lancéolé. La construction de la métairie a repris le principe de la charpente de la grange, avec une différence. Au lieu de faire reposer les poteaux en bois debout sur des socles de maçonnerie, ils portent sur de gros corbeaux saillants du mur. La métairie a été dédoublée au 17e siècle en Salles de Haut et Salles de Bas, avec une cour commune. La ferme des Salles de bas faisait partie de la mense abbatiale ; celle des salles de Haut relevait du tiers lot.

Eléments protégés :
Vestiges de l'abbaye : inscription par arrêté du 2 novembre 1926 ; Grange aux dîmes (cad. D 14) : inscription par arrêté du 13 novembre 1974 ; Façades et toitures, y compris la charpente, ainsi que les deux cheminées en granite de la métairie des Salles-de-Bas (cad. D 166) : inscription par arrêté du 25 juillet 1986

Périodes de construction :
13e siècle;14e siècle;15e siècle

Propriété privée


 Les photos de la fiche Monumentum témoignent de l'état de conservation du site: encore un bel exemple d'un patrimoine normand en péril!

On notera l'état de conservation lamentable de la couverture en chaume sur l'ancienne grande dîmière qui témoigne de l'impéritie actuelle dans la conservation des Monuments Historiques: entre deux opérations importantes de restauration, aucun entretien! Un chaume peut durer 30 ou 40 ans à condition d'être régulièrement entretenu...

  • L'ancien portail voussuré de l'église abbatiale: muré, à demi enterré et envahi par la végétation...

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  • Un autre vestige de l'ancienne église abbatiale en train de disparaître sous la végétation...

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  • Les belles arcades de la nef de l'ancienne abbatiale datant du XIIIe siècle: une architecture d'une très grande qualité...

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  • L'ancienne grange dîmière et son chaume restauré à l'identique... pour rien!

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  • Le dernier vestige encore en élévation totale de l'une des ailes du cloître: là encore la qualité architecturale est évidente...

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  • Le logis abbatial et son architecture classique régulière datée du XVIIIe siècle ne bénéficie d'aucune protection administrative: les huisseries de l'époque sont encore en place...

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  • Le très beau bâtiment de l'hôtellerie datée de 1718:

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  • L'ancienne métairie du XVe siècle, transformée en habitation est le bâtiment le mieux conservé du site...

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Commentaire de Florestan:

Manifestement et comme d'habitude nous avons affaire à un propriétaire privé défaillant. Ce site monastique malgré son état actuel de conservation a un potentiel de rayonnement touristique et culturel remarquable pour le territoire local. Il semble impératif qu'un tel ensemble soit intégralement préservé, sauvegardé et valorisé avec un projet touristique et culturel: un dossier que seule une intercommunalité pourrait développer avec le soutien de la région.