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Sire de Sei, la Normandie en toute liberté!
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Emile de la BEDOLLIERE : Le Normand (1842)

LES FRANÇAIS PEINTS PAR EUX-MÊMES

TYPES ET PORTRAITS HUMORISTIQUES A LA PLUME ET AU CRAYON

 

MOEURS CONTEMPORAINES

 

H. DE DALZAC,  AMÉDÉE ACHARD, JULES JANIN, FRANCIS WEY, FRÉDÉRIC SOULIÊ, ALPHONSE KARR,

 

EMILE DE LA BÉDOLLIÈRE, DE CORMENIN, Charles NODIER,

 

ILLUSTRATIONS DE:

MEISSONIER, DAUBIGNY, J.-J. GRANDVILLE, GAVARNI, H. PAUMIER, SiliARLET, TONÏ-JOHANNOT, FRANÇAIS, SAINT-GERMAIN, PAUQUET, DAOZATS, II. CATENACCI, BERTALL,

E. BAYARD, AD. MARIE, ETC.

TOME PREMIER

PARIS (1842)

J. PHILIPPART, LIBRAIRE-ÉDITEUF

LE NORMAND par Emile de la BÉDOLLIERE

 

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57320553/texteBrut

 

La  Normandie n'est ni une province ni un assemblage de départements, c'est une nation. Le peuple qui s'y établit au neuvième siècle, après avoir ébranlé l'Europe et troublé les derniers moments de Charlemagne, eût conquis la France, si la France d'alors lui eût semblé valoir la peine d'être conquise. Il eut un jour envie de l'Angleterre, et l'Angleterre fut lui. Plus tard, faisant cause commune avec sa patrie d'adoption, il refoula au delà de l'Océan les successeurs de Guillaume le Conquérant ; et maintenant que le terrain de la guerre est déplacé, que la question militaire se débat sur les bords du Rhin, et non plus à l'embouchure de la Seine, le Normand, devenu producteur actif et intelligent, emploie à l'industrie, à l'agriculture, le commerce, l'activité énergique qui l'animait dans les combats.

 

Quelle partie de la France peut citer autant de villes antiques et florissantes? Rouen, avec ses annexes, Déville, Darnetal, Bapaume et Maromme ; Rouen qui a donné son nom à des étoffes d'un usage universel; Louviers, et surtout Elbeuf, cette ville fécondée par le germe industriel que lui avait confié le grand Colbert, et qui, en le développant, a su devenir une des gloires manufacturières de la patrie ; Rolbec, Yvetot, Alençon, Évreux, Caudebec, Vire, Lisieux, Pont-1'Évêque, Mortain, Valognes, l'Aigle, Pont-Audemer, dont les manufactures fument sans cesse, dont les campagnes nourricières ne s'épuisent jamais ; puis une zone de ports sûrs et commodes : Cherbourg, le Toulon de la Manche; "Granville, Caen, le Havre, Honneur, Dieppe, entrepôts des denrées de l'univers entier.

 

Le principal département de l'ancienne Normandie, celui de la Seine-Inférieure, est noté par les statisticiens comme étant le plus riche de France, sans même en excepter le département du Nord. Hommes, terrains, cours d'eau, animaux, le Normand utilise tout, et l'épithète de faignant est la plus injurieuse qu'il connaisse. Herbager, il engraisse des bestiaux géants dans les plus riches pâturages du monde; maquignon, il fournit aux roulages, aux voitures publiques, aux camions, des chevaux robustes et infatigables ; pêcheur, il alimente lahalle au poisson de Paris; caboteur, il apporte à la capitale des marchandises de toute espèce; fabricant, il organise  et entretient des filatures, des draperies, des chapelleries, des rubanneries, des bonneteries, des mégisseries, des tanneries, des teintureries des verreries, des clouteries, des quincailleries, des aciéries, des lamineries, des faïenceries, des papeteries, des blanchisseries, des huileries, des parchemineries, des taillanderies, des coutelleries, des fonderies, des poêleries. des horlogeries, des poteries, des moulins à papier, à fouler le drap, à carder la laine, des moulins anglais, ainsi nommés parce qu'ils ont été inventés par l'Américain Olivier Ewans.

 

 

La rivière de Saint-Hilaire, le Robec, l'Arbetle, la Renelle et autres petits cours d'eau, alimentent des milliers d'établissements industriels. Aucune province ne prend plus de brevets d'invention et de perfectionnement, n'accapare plus de médailles, n'envoie à l'exposition des produits de l'industrie plus de machines ingénieuses : instruments d'horlogerie, greniers mobiles, pompes à incendie, batteurs-étaleurs, machines à carder, à coudre les cuirasses, compteurs à gaz, niveaux d'eau à piston, produits chimiques, pendules-veilleuses, billards en ardoise, fourneaux économiques, et cent autres combinaisons, utiles souvent, ingénieuses toujours. Qu'est-ce que votre esprit commercial, ô fiers habitants de la Grande-Rretagne ? C'est l'esprit normand sur une plus vaste échelle, stimulé par des circonstances qui faisaient du commerce votre unique moyen de conservation. On voit, au développement de votre industrie, que vous avez du sang normand dans les veines. Les Normands sont les Anglais de la France, mais sous le rapport industriel seulement, grâce à Dieu !

 

Mais le commerce n'est qu'un rayon de l'auréole dont resplendit la Normandie ; aucun genre d'illustration ne lui a manqué.

 

Ses poètes sont : Marie de France, Jean Marot, Malherbe, Bois-Robert, Ségrais, Pierre et Thomas Corneille, Richer, Sarrazin, Catherine Bernard, madame Dubocage, Malfilâtre, Casimir Delavigne, Ancelot.

 

Ses prosateurs : Hamilton, Saint-Évremond, l'abbé Castel de Saint-Pierre, Samuel Bochard, Sanadou, Fontenelle, Bernardin de Saint-Pierre, Vicq d'Azir. le duc de Plaisance.

 

Elle s'enorgueillit d'avoir donné aux beaux-arts Nicolas Poussin, Jouvenet, Restout.

à la musique, Roïeldieu, Frédéric Bérat;

 

aux sciences historiques et géographiques, Dudon de Saint-Quentin, Orderic Vital, Robert Wace. Geoffroy de Gaimar, Guillaume de Jumièges, Mézerai, le père Daniel, Bruzen de la Martinière, Huet, évêque d'Avranches, Feudrix de Bréquigny.

 

Les navigateurs normands tiennent un rang honorable dans les annales maritimes. Dès 1364, ils avaient fondé Petit-Dieppe sur la côte de Guinée. Un Normand, Jean de Béthancourt, seigneur de Grainville la Teinturière, fut un roi des Canaries en 1401 : un capitaine de Dieppe, Jean Cousin, parcourant l'océan Atlantique en 1488, aperçut une terre inconnue qui devait être l'Amérique.

 

En 1502 et 1504, Jean-Denis, de Honfleur, reconnut File de Terre-Neuve et une partie du Brésil; la découverte des terres Australes fut l'oeuvre d'un Harfleurtois, Binot Paulmier de Gonneville, parti de Harfleur au commencement de juin 1503. Vers le même temps, Jean Ango, marchand de Dieppe, bloqua Lisbonne avec des vaisseaux qu'il avait frétés. Si nous possédons les Antilles, nous le devons à des Normands, Du Plessis et Solive, qui occupèrent la Guadeloupe en 1612, et Dicl d'Enambuc, gentilhomme cauchois, qui éleva le fort Saint-Pierre à la Martinique, en 1635. Si nous lirons du café des colonies, nous le devons à Déclieux, Dieppois, qui, y transporta le caféier.

 

C'est un Normand, le capitaine Lasale, qui explora le premier le Mississipi. C'est en Normandie que naquirent Tourville, Du Quesne, Dumont d'Urville.

 

Comme contrée pittoresque, la Normandie a des falaises aussi escarpées et aussi grandioses que celles d'Ecosse, des prairies aussi vertes que celles des bords de la Tamise et du Severn, d'épaisses et majestueuses forêts, des collines et des vallées qui rappellent celles de la Suisse, moins l'agrément des glaciers et des avalanches. Elle réunit à elle seule plus de cathédrales, d'abbayes, de vieux manoirs, de monuments du moyen âge que toutes les autres provinces ensemble.

 

A"ssi, le moindre rapin, ! après avoir essayé ses ic-'ces devant une carrière de Montmartre ou un chêne de Fontainebleau, prend son essor vers la Normandie, et le ; musée est encombré de Vues de Normandie, ; Village normand, Cimetière normand, Inté- \ rieur normand, Souvenirs de Normandie, i Chevet de Saint-Pierre de Caen, Abbaye de \ Jumiéges, Pêcheurs d'Etretat, Ruines du château d'Arqués, etc., etc. Il n'est pas de pays i dont aient plus abusé les peintres, les romanciers et les faiseurs de romances.

Cet exposé doit justifier la longueur de l'article que nous consacrons au Normand.

 

Quel type mérite autant que celui-ci d'être étudié sérieusement, approfondi, médité, suivi dans ses périodes de croissance et de décadence, comparé avec lui-même dans le présent et dans le passé?

 

En examimons la loi de formation des types provinciaux, il est aisé de se rendre compte de leur existence actuelle. Primitivement peuplée par des colonies d'origine diverse, la France n'a que très lentement marché vers l'homogénéité. Les habitants de chaque province, parqués sur leur territoire, isolés les uns des autres, ont pu conserver leurs vieux usages et en adopter de nouveaux. Le climat, la résidence, le genre de vie, les occupations, les guerres, les événements politiques, ont. exercé une influence que le temps a consolidée, et que pendant longtemps ne sont point venus contrarier de trop fréquents rapports avec les peuplades voisines. Les idées communes du bien et du mal se sont modifiées suivant les localités. Des moules se sont formés, où les générations successives sont entrées en naissant. Les fils ont suivi l'exemple des parents ; l'esprit d'imitation a perpétué les préjugés; la liberté humaine s'est trouvée enchaînée, maîtrisée, annihilée par des opinions toutes faites, par des règles de conduite héréditaires. Des différences de conformation physiqueetmorale se sont établies entre les enfants d'une même patrie, et il s'est créé des genres dans l'espèce et des variétés dans les genres.

 

Appliquons cette théorie au type normand, traçons-en l'histoire, cherchons les causes qui l'ont fait naître, les événements qui Font modifié ; voyons ce qu'il a été et co qu'il est, prenons-le son point de départ, et tâchons de le conduire de siècle en siècle jusqu'à celui où nous avons le bonheur d'écrire des monographies pour les Français peints par eux-mêmes.

 

Au neuvième siècle, des pirates sortent du Danemark. Nombreux et dévastateurs comme des sauterelles, sectateurs d'un dieu sanguinaire, ennemis implacables du christianisme, ils débarquent sur nos côtes, déploient leurs drapeaux rouges dans nos campagnes, brûlent les églises, massacrent les hommes, porgiesent li dames joste lor mariz, pillent les cités, s'environnent de ruines et de carnage. Devant eux le courage et la crainte étaient également inutiles. Pour mettre fin à leurs dévastations, le roi Charles le  Simple conclut, en 912, à Saint-Clair-sur-Epte, un traité avec Rou (Roïlo), fils de Ragnvald et chef des Northmans.

 

Rou est baptisé par Frankes, archevêque de Rouen, épouse Gilles ou Gisèle, fille du roi, et reçoit le duché de Neustrie sous réserve d'hommage. Rou engage ses compagnons à se convertir, leur distribue des villages, des châleaux, des champs, des renies, des moulins, des prés, des broiles (bois taillis), des terres, degranséritez, enfin, ce qu'on nomma, en style féodal, des francs aïeux d'origine. Cependant il garantit aux Neustriens la propriété de la partie de leurs biens qu'il ne leur enlève pas, appelle à ses conseils les prélats et. les barons indigènes, et établit, avec leur concours, des comtes pour juger les nobles, des vicomtes pour juger les roturiers, des cenlenierset des dizainiers pour examiner ^es causes en première instance. « L'on tient même, dit Rraz de Bourqueville dans ses Recherches sur le duché, que Rou institua la justice de l'échiquier en Normandie, ainsi dénommé, pour ce que les causes y étaient bien débattues et disputées, ainsi qu'il se fait entre ceux qui se jouent sur une table au jeu d'échecs, lesquels se donnent de garde de tout ce que fait leur partie adverse, pour n'être surpris et rendus mats. »

 

Le-caractère du Normand actuel ressort en entier de ces faits historiques. La fausse simplicité, l'amour de la chicane, l'âpreté au gain, les défauts dont on l'accuse, et qui s'atténuent de jour en jour, ont résulté logiquement de ce que nous venons d'exposer. En essayant de le démontrer, prévenons nos lecteurs que nos


observations portent sur la masse, et non pas sur ceux qui, dans les lycées, au Barreau, dans les affaires, perdent toute couleur originale. Les prendre pour représentants d'un type national est une erreur que beaucoup de peintres de moeurs n'ont pas su éviter. N'avez-vous pas lu souvent : « Le Français est léger, galant, libertin; il porte avec grâce l'habit brodé, et ne se mêle d'affaires d'État que pour chansonncr les ministres, » etc. Les écrivains qui ont dit cela n'avaient vu les Français qu'à la cour, n'avaient jamais regardé ni dans les ateliers ni dans les fermes. Un naturaliste qui se proposerait de décrire les moeurs des singes prendrait-il donc pour objet d'éludés un jocko dressé à mettre un chapeau à trois cornes et à faire la voltige dans un cerceau?

 

Le territoire normand a été successivement possédé par les Gaulois, les Romains, les ducs de Normandie, les Anglais, et ce n'est qu'après la prise de Cherbourg, le 12 août 1440, qu'il a été définitivement incorporé au royaume de France. Il était, lors de la conquête de César, habile par neuf peuplades, les Véliocasses, les Calètes, les Aulerces Eburovices, les Viducasses, les Loxovieds, les Baïocasses, les Abricantes, les Sésuviens et les Unelles. Les neuf civitates avaient pour chefs,-lieux Rhotomagus (R.ouen), Caletum, depuis Julia bona (Lillebonne), Mediolamm Aulercorum (Évreux), Aragenus (Vieux-lès-Caen), Noviomagus Lexoviorum (Lisieux), Augustodunum (Rayeux), Ingena (Avranches), Civitas Sesuviorum (Séez), et Cosedia, depuis Constantia (Coutances). Les cités des Aréliocasses est des Calètes dépendaient de la Belgique, et les autres de la  Celtique.

 

Les Romains en formèrent la seconde Lyonnaise, qui fut, sous le règne de Clovis, enclavée dans le royaume de Neustrie. Quand les Northmans s'y établirent, la dénomination de Neustrie était restreinte, et s'appliquait à la réunion du Roumois (pagus rodomensis), du pays de Talou, du pays-de Caux, du Veulquessin, de l'Évrecin, du pays de Madrie, du Lesvin, du Ressin, du Cotentin, de l'Avrencin, de l'Hiémois et du Corbonnais. La province cédée à Rollon avait soixante lieues de longueur, de l'est à l'ouest, depuis Aumale jusqu'à Valogne, et vingt-cinq lieues de largeur, du nord au sud, depuis Verneuil-sur-FAure jusqu'à Tréport. Devenue le duché de Normandie, elle se divisa en haute Normandie, à l'est de la rivière de Dives ; et en basse Normandie, à l'ouest.

 

La haute Normandie, dont Rouen était la métropole, comprit le pays de Caux, le pays de Bray, le Vexin normand, le Roumois, la campagne de Saint-André, le pays d'Ouche, la campagne de Neubourg, le Lieuvin, et le Pays d'Auge. La basse Normandie se composa de la campagne de Caen (ville capitale), de la campagne d'Alençon, du Bessin, du pays de Houlme, du Virois ou Bocage, du Cotentin et de l'Avranchin. Le duché était borné à l'est par l'Ile-de-France et la Picardie ; au sud, par le Maine, le Perche et la Beauee ; au sudouest, par la Bretagne ; à l'ouest et au nord, par la Manche.

 

Les rapports des Neustriens avec les Northmans envahisseurs n'eurent rien de semblable à ceux des Gaulois avec les Romains et les Francs. Les Romains s'installèrent dans les Gaules en dominateurs suprêmes et inflexibles, et les Bagaudes ou Armoriques reconnurent volontairement Clovis converti en qualité de chargé de la direction des affaires militaires, pour achever de renverser une' domination odieuse et décrépite. Quant aux Normands, ils ne furent ni des vainqueurs tyranniques, ni des auxiliaires acceptés contre un empire expirant. Ils opprimèrent pacifiquement, en vertu d'une concession royale ; et malgré le peu de sympathie qu'ils inspiraient, il fallut les subir sans murmurer. On les détestait d'autant plus qu'on était obligé de les tolérer, mais c'était une haine concentrée, qui se décelait moins par la violence que par d'artificieuses embûches, l'atteste Robert Wace, qui écrivait dans son roman de Rou en 1160 le passage dont nous donnons ci-dessous la traduction :

 

« Les fourberies de France ne sont pas à cacher. Les Français cherchèrent toujours à déshériter les Normands, et toujours ils s'efforcèrent de les vaincre et de les tourmenter ; quand ils n'y peuvent parvenir par force, ils ont coutume d'employer la tricherie. Les Français qu'on vantait tant sont dégénérés; ils sont faux et perfides, et nul ne doit s'y fier. Us sont pleins de convoitise, et l'on ne peut les rassasier. Ils sont avares de présents et altérés de biens. On peut voir par les histoires et par les livres'que jamais les Français ne se fieront aux Normands, quand même ceux-ci prêteraient serment sur les saints. »

 

Robert "Wace n'entend point par Français, comme on le pourrait penser, les habitants de l'Ile-de-France, car, dans plusieurs passages de son poëme, il donne là même qualification aux sujets des ducs de Normandie.

 

A la bataille d'Hasting, Rogier de Montgommeri, chef normand, crie à ses hommes d'armes :

Ferez, Franceiz;

Nostre est li c/iamps sur les Angleiz.

Dans la célèbre tapisserie de Rayeux, présumée l'oeuvre de la reine Mathilde, le nom de Franci est donné aux soldats de Guillaume le Conquérant. C'étaient donc bien les Français de Neustrie qui résistaient par de sourdes ma- noeuvres aux empiétements des hommes du Nord. Non contents de calomnier ceux-ci, de leur faire milles reproches, de les flétrir des sobriquets de bigots, de mangeurs de drêche, de gent de North mendie, les seigneurs évincés qui se trouvaient à la cour de France ne cessaient d'exciter le roi à les combattre ouvertement.

 

« Sire, disaient-ils, en 1054, à Henri Ior, pourquoi n'enlevez-vous pas aux bigots leur terre? Leurs ancêtres, qui traversèrent la mer pour piller, l'enlevèrent à vos ancêtres et aux nôtres. »

 

Les vilains, se gardant bien de conseiller une guerre dont ils auraient payé les frais, étaient toujours -sur le qui-vive, cherchaient toujours les moyens de nuire à leurs antagonistes sans se compromettre eux-mêmes, les observaient pour les prendre en défaut, et s'accoutumaient à la finesse et à la dissimulation. C'est en effet le trait le plus saillant d'un portrait des Normands tracé au douzième siècle par Geoffroi Malaterra, moine sicilien.

 

« Il est une nation très-rusée, vindicative, qui méprisa le champ paternel, dans l'espoir de trouver ailleurs plus de profit; avide de richesses et de puissance et dissimulant touiours. »

II

ROUEN

Nous en avons dit assez sur les origines normandes ; passons à l'étude des moeurs actuelles, qui, malgré les progrès contemporains, ont gardé un cachet de terroir indélébile. Explorons les villes et les campagnes de la Normandie, qui se subdivise aujourd'hui en cinq départements : la Seine-Inférieure, le Calvados, l'Orne, l'Eure et la Manche, et commençons par la vraie capitale du pays, Rouen.

La ville aux cent clochers carillonnant dans l'air, Dont le front hérissé de flèches et d'aiguilles Déchire incessamment les brumes de la mer.

Une phrase, qui a presque la valeur d'un proverbe, caractérise bien les deux grandes' cités riveraines de la Seine : « Paris, Rouen et le Havre, disait Napoléon Ier, ne sont qu'une seule ville, dont la Seine est la grande rue. » C'est plus que jamais d'une vérité axiomatique.

En voyant à Rouen tant d'hommes et de voitures se coudoyer dans les rues, tant de commissionnaires au coin des bornes , de fiacres sur les places, d'industries originaires des boulevards, le Parisien pourrait se croire dans sa capitale chérie, si l'odeur du goudron, la fumée des bateaux à vapeur de Rouen à Paris, au Havre, à la Bouille, à Elbeuf, les mâts des goélettes qui hérissent le fleuve, les ballots entassés sur le port, n'annonçaient une cité quasi-maritime.

Il y a à Rouen deux villes, l'une pittoresque et curieuse, mais noire, tortueuse et sale ; l'autre moderne, commune, mais propre et habitable. Les quais, blancs et polis, recouvrent

recouvrent un épidémie un labyrinthe d'artères entrelacées, de veines sinueuses où le sang et la vie circulent obscurément.

Rouen, en relation directe et constanlc avec Paris, a toujours été la sentinelle avancée de la civilisation normande. Au onzième siècle comme aujourd'hui , cette capitale était le réservoir où les progrès venaient s'accumuler pour se répartir ensuite sur toute la surface du sol normand. Les hommes du Nord, établis à Rouen, avaient déjà oublié le danois, lorsqu'on le parlait encore à Bayeux. Guillaume LongueÉpée, désirant que son fils apprit la langue de ses aïeux, ne trouva personne à Rouen pour la lui enseigner, et fut obligé de le confier à Boson, comte du Bessin.

Commerçant au premier chef, le Rouennais ne connaît que deux distractions, les dominos et le théâtre. Célibataire ou marié, il passe la moitié de sa vie au café ou au spectacle. De dix heures à minuit, le cliquetis des dés résonne à Rouen sur le marbre des tables, et l'on entend pour toute conversation:

« Je r'fais d'tout. — Un instant!... —Je r'fais d'un. — A pique-pique? — Non, au choix. — Combien d'dés? —Quel guignon ! — Vlà un joli p'tit jeu pour aller s'promener su' F boulevard. »

Si un Rouennais, jeté sur une île déserte, était exposé à oublier sa langue natale, les termes techniques du domino seraient les derniers mots qu'il désapprendrait.

Le public rouennais s'est posé comme le plus exigeant de France en matière de théâtre : il a sifflé Talma, il a institué le premier une loge infernale, tanière de lions rugissants. Les acteurs les plus intrépides tremblent devant un parterre d'autant plus turbulent qu'il a constamment regardé les banquettes comme un objet de luxe entièrement superflu. Voyez avec quelles circonlocutions,quel heureux choix de flatteries, quelles protestations de dévouement, les directeurs du théâtre des Arts cherchent à amadouer, dulcifier, mater leurs intraitables abonnés ! « Les pertes éprouvées par tous les directeurs qui se sont succédé à Rouen n'ont que trop établi combien il est difficile de réussir dans l'entreprise théâtrale ; et cependant, jaloux de prouver au public qui m'a toujours honoré de ses suffrages mon

zèle et mon dévouement; fort de l'expérience du passé, je n'ai pas hésité à solliciter un privilège qui me donnera, je l'espère, de nouveaux droits à son estime et à sa bienveillance.» Ce préambulo est suivi de brillantes promesses,

et de la nomenclature des artistes engagés premiers rôles financiers, Colins, chanteurs à roulades, danseurs en tous genres, Trials, Dugazons, coryphées-ténors, troupe d'opéra, de drame, de tragédie, de comédie , d'opéra-comique et de vaudeville. Tant d'efforts

sauveront-ils la direction nouvelle? Les débuts en décideront. « Allez-vous à Paris? — Non, j'ai mes débuts. — Vous verra-t-on au cours Boïeldieu? ■— Non, je veux être là pour siffler la première chanteuse ; et si elle est reçue, je

 

donne ma démission. » Les cabales s'organisent, les indulgents et les inflexibles sont aux prises; la tempête grossit d'acte en acte, et se prolonge après la chute du rideau. Le jeu de chaque acteur est étudié, commenté, épluché,

anatomisé. Si l'aréopage est indécis, le commissaire, usant d'un privilège qui lui accorde voix prépondérante, ceint son écharpe et crie : «L'acteur est reçu! » Une partie ' des spectateurs applaudit , les autres protestent par des sifflets, et le spectacle fini t tumultueusement.

A en juger par cette monomanie théâtrale et les nombreuses statues élevées à Corneille, ou serait tenté de croire que le Rouennais est un personnage littéraire ; mais il a trop de préoccupations commerciales pour pénétrer bien

Vue de Rouen prise du faubourg Saint-Sever. Dessin de Meissonier.

avant dans les régions du monde intellectuel. Toutefois il y a à Rouen une bibliothèque publique importante, une académie, des cours publics, une commission d'antiquités, des sociétés d'émulation, d'agriculture, de médecine, d'industrie, des amis des arts, philharmonique.

philharmonique. y parle le français le plus pur, et le vieux patois, dit purin, ne s'est conservé que dans certaine classe des ouvriers de farbriques.

Supposons que deux de ces gaillards se rencontrent et entament une conversation :

« Oh qu'tn va doun comme clia tézi-tezant, caleux (en te dandinant, flâneur) ?

■— Ch'est tay, mon por' frère en Dieu! J'm'en vas dieux nous.

— Espère un peu; viens dieux l'rochellier boire eun' demoiselle.

— J'aimerons mieux un raseau.

J f en payerai eun doun.

Tas doun d' Vergent anui ?

— Oh! pour ça, oui.qu' j'aidu saint-crépin, f viens d' finir eun quaine montçiie en coton, et fons vendu eun vieille culotte au zersincher (fripier) du Ruissel.

— Ch'est égal; impossible d'aller avec tay; ma femme m'espère.

— Tu m' changles! alV n'est pas si satan, la

Marché normand. Dessin de II*e Bellargëfemme

Bellargëfemme tu lui diras qu' la pluie t'a r'tarde. R'garde comme il fait nouair; i va crassiner diêblement; i va tomber des prêtres.

— Pas mains vrai qui faut que f m'esbigne. Et m z'en fans quirnichent (pleurent) doun.

— Laisse-les miclier tes bézots; fafigne pas tant, landonnier (bavard). 0 dirai à. f vair que tu n' peux ren faire de ton estoc.

— Vais-tu, f vas f dire c' qui m' tracasse. L' auf hier soir, à Bon-Secours, ma femme s'est affroqnée d'un garçon coiff eux, un fignoleux,

un coqsidrouille, qui s'carre comme le quien à Gribidie; f crains que ch' méchant galapias n' vienne barbauder dieux nous ; mais qu'i prenne garde, il a d'bias qu'veux, je V piquerai.

— T'auras raison, mon por' frère en Dieu.

— Si ch'est à ma puissanche, je l'étriperai d'abord, j' le dévorerai comme un hareng pec.

— Je t'aiderons au besoin. Mais pas tant à" potin, mon por' frère; n' reste pas là comme une chouque, entrons chez V rochellier, j'allon* débagouler là dessus. »

L'étranger qui entend de pareils dialogues se douterait-il qu'il est en France, à trente lieues de la capitale, dans le chef-lieu d un département éclairé ? C'est que le cabaret est la seule école du purin, et que des flols de cidre et d'eau-de-vie noient sans cesse les lueurs vacillantes de son intelligence. Il n'est pas rare de voir, le dimanche et le lundi, des familles entières errer, sur la route de RonSecours ou de Sotteville, localités célèbres par leurs guinguettes. La première est le rendezvous des caclieux de navette (tisserands), les plus honnêtes et les plus misérables de tous les purins, des teinturiers et des ouvriers en rouenneries. On y choisit une danseuse pour toute la soirée, et c'est elle qui paye la nourolle (le gâteau), tandis que le partner fait les frais des rafraîchissements. Sotteville est fréquenté par des auneurs, des étudiants de l'école secondaire de médecine, et des grisettes plus fanées, mais moins gracieuses que celles de Paris, dont elles cherchent à parodier la danse nationale.

A la fin d'août, la veille de la Saint-Vivien, les purins mettent en gage jusqu'à leurs matelas, emportent leur batterie de cuisine, gravissent la côte de Neufchâtel, campent sur la montagne du Rois-Guillaume, dans les cours des Trois-Pipes, du Pou couronné, et autres jardins publics,, et se livrent pendant quinze jours entiers aux joies de la bombance et du far niente. Saint Vivien, évèque de Saintes, patron d'une paroisse de Rouen, est honoré par deux semaines de danses, de jeux, de festins et d'indigestions. La nuit, la colline est éclairée par des flambeaux multipliés, et à la lueur des torches on voit des groupes assis sur des bourrées ou emmi l'aire, se gorgeant de cidre et de comestibles, et chanlant des refrains à boire :

(Parlé.) A gorgibus avalof Le goût des liquides est encore plus prédominant chez les caruliers (ouvriers des ports)

que chez les purins. Lorsqu'un carulier a eu la faiblesse de s'acheter un pantalon neuf, s'il entend sur le quai le cri d'un marchand d'habits : Y a pire, y api...re! il court échanger sa récente acquisition contre des espèces,.et court au dépotéyer. Les caruliers forment deux corporations, l'ancienne et la nouvelle carule, l'une recrutée de forçats et de voleurs, l'autre plus honorablement composée, mais non moins encline à la boisson. Une troisième association, celle des boursiers, ainsi nommée parce qu'ils siègent aux environs de la Rourse, leur fait avantageusement concurrence pour le déchargement des marchandises. Les boursiers, dirigés par les maîtres-brouettiers, sont décemment tenus, sobres, honnêtes, et préférés par les négociants. Rs reçoivent 3 francs 50 centimes par jour, ou 3 francs, un pot de cidre et une demoiselle. Chacun d'eux a son tour marqué comme une faction, et un commerçant qui aurait de lourds ballots à faire transporter dans ses magasins voudrait en vain employer un jeune homme, lorsqu'un vieux boursier est en disponibilité. A cette corporation appartient Louis Brune, dit le petit plongeur, qui a sauvé quarante-neuf personnes, homme courageux et dévoué que le gouvernement a cru récompenser en le décorant, et auquel la ville a fait présent d'un bureau de tabac et d'un pavillon orné de celte honorable inscription :

A LOUIS BRUNE LA VILLE DE ROUEN

Les purins ont moins d'amour que leurs patrons pour les jeux scéniques ; cependant le théâtre du Pont-Neuf ou de Gringalet (les Folies-Dramatiques de Rouen) réunit un assez grand nombre d'ouvriers, de gamins en blouse bleue, de matelots français et anglais. Loin qu'une mise décente y soit de rigueur, l'apparition d'uuhomme en frac y est souvent saluée par les cris de : «Charivari pour ce monsieur qui fait sa tête aux premières !» On y consomme une quanti té fabuleuse de douillons (gâteaux aux poires), et de vignots, petits coquillages qu'on brise avec les dents, ou d'où l'on extrait avec une épingle le gélatineux comestible. Les comédiens de ce spectacle mimique sont au niveau des assistants. Récemment un portefaix, débutant dans une pantomime par un rôle de hus

sard, était agenouillé aux pieds de sa maîtresse adorée, quand une voix s'écria : « Quiens, c'est Jérôme! » L'amoureux, sans se relever, se tourna vers le parterre, fit un geste de menace, et dit : « Tay, quand j'aurai fini, j' vas tenlever le baluchon] » puis, replaçant sa main sur son coeur, il continua à exprimer par un jeu muet la passion la plus désordonnée.

III

LE HAVRE, CAEN, FALAISE, BATEUX, COUTANCES, ALENÇON, DIEPPE, LES POLETAIS.

Le Havre n'a pas autant d'idiosyncrasie que Rouen. C'est une colonie de Parisiens, d'Anglais, d'Américains, de Norvégiens, de Russes, de Hollandais, de Portugais, de Colombiens, de créoles, de nababs, de gens de toutes nations et de toutes couleurs. On y apporte des produits de toutes les parties du globe, du coton de la Louisiane, du riz de New-York, de l'indigo du Bengale, des laines de Portugal, des suifs de Russie, des blés de Hollande, des vins de Bordeaux, de l'ivoire, de l'eau-de-vie, du café, du bois, des perroquets, etc. Le commerce y prend des proportions grandioses ; on y calcule par millions, en négligeant les centaines de francs, comme ailleurs les centimes ; on y parle d'un voyage aux Grandes-Indes comme à Paris d'une promenade à Saint-Cloud. «■ Tiens, vous voilà! je vous croyais à Buenos-Ayres. — D'où venez-vous donc ? — J'arrive de Calcutta. » Il semble que les colons du Havre aillent d'un bout du monde à l'autre en trois pas, comme les dieux d'Homère.

Caen est une ville de savants, d'archéologues, d'historiographes, qui se glorifie d'avoir inventé la Société des antiquaires de Normandie, et les congrès scientifiques. On ne déterre pas aux environs un vieux sou qui ne soit décrit, à litre de médaille, avec dissertation sur le module, la' légende et le flan. La jeunesse de Caen vise aux belles manières, au purisme de l'élocution, à Fatticisme girondin, à l'adresse dans l'art de l'escrime. Sous l'empire, elle tâtait tous les régiments nouveaux, en leur tuant une demi-douzaine d'officiers. Cette effervescence homicide s'est calmée ; mais le Caermais est resté de première force dans le maniement de l'épée et du bâtonFalaise

bâtonFalaise à. Bayeux l'honneur de produire les plus intrépides chicaniers de Normandie. La foire qui se tient au mois d'août dans un faubourg de Guibray, et dont l'origine remonte à l'année 1201, a longtemps attiré un concours de négociants de toutes les contrées. Mais que sont les foires aujourd'hui? celles de Caen, de Rouen, de Bernay, du Neufbourg, de Guibray, n'ont rien qui les dislingue de toute autre assemblée urbaine, diaprée de saltimbanques, plantée de baraques, encombrée de chevaux, de boeufs, de chiens, de marchands et d'acheteurs, si ce n'est la multiplicité et la variété des produits.

Une perquisition exacte amènerait à Bayeux la découverte de gens qui font encore métier de témoigner, et l'on y verrait des paysans, après le gain inespéré d'un procès, se promener dans les rues, une branche de laurier à la main. Les triomphes judiciaires sont les plus doux qui puissent chatouiller l'amour-propre d'un bas-Normand.

Les paysannes des environs de Bayeux sont d'habiles écuyères, chevauchant par la pluie ou le soleil, avec un zèle infatigable. Pour concilier les soins du ménage avec les occupations du dehors, elles chargent leur famille dans des paniers, au milieu des denrées qu'elles se proposent de débiter, et les initient ainsi en même temps à l'équitation, et à Fart difficile de faire le marché.

Alençon est le centre d'un grand commerce d'hommes, que des spéculateurs racolent dans les campagnes, emploient provisoirement aux travaux agricoles, et livrent au plus juste prix aux gens peu soucieux de voler à la victoire.

Coutances a de remarquable sa cathédrale et ses laitières ; non pas que celles-ci soient mises avec recherche, ou plus belles que les filles de Vire ou de Bayeux, mais elles ont adopté une façon toute particulière de porter leurs pots, qu'elles tiennent obliquement suspendus sur l'épaule droite au moyen d'une lanière de cuir.

Dieppe est, pendant la saison des bains, un faubourg de Paris, une succursale de nos promenades et de nos maisons de santé, un réceptacle de pseudo-malades désoeuvrés et de joyeux hypocondriaques. Les paysannes des environs portent encore la calorine; mais les grisettes

setles de la ville ont des allures parisiennes.

Les Dieppois étaient, il y a cent ans, les plus expérimentés pilotes, et les plus liabïles et hardis navigateurs de l'Europe ; maintenant, armant des barques de vingt à quatre-vingts tonneaux, ils se contentent de pêcher :

La morue, de mars en avril, à Terre-Neuve et en Islande ;

Le maquereau, de mai en juillet, au sud de l'Islande ;

Le hareng, en septembre, à la hauteur de Tarmouth; en octobre, à l'entrée de la Manche ;

en novembre et décembre, sur les côtes de la Somme et de la SeineInférieure; en janvier, dans la baie de Porlsmouth ;

Et toute l'année, les huîtres, le merlan, le carrelet, la limande, la sole, la raie, le turbot, le cabillaud, le chien de mer, etc.

Les agrès de pêche employés en Normandie sont des cordes garnies de haims; des folles, filets dormants munis de pierres par le bas et de bouées par le haut ; des seines , filets de trente pieds carrés ; des mannets de cinquante pieds de long sur treize de large; et des dragues,

dragues, en forme de chausses, dont 1 usage est restreint par des règlements.

A l'est de Dieppe, sur la route d'Eu, est le faubourg du Polet, mentionné dès 1285 dans des lettres patentes-de Philippe III, sous le nom de Villa de Poleto. Il communique à la ville par un pont de bois et une passerelle. Les Poletais, isolés par leur position, ont longtemps gardé des moeurs particulières. Leur costume se composait d'un gilet attaché avec des rubans, d'un' justaucorps sans plis ni boutons, bordé d'un galon de soie blanche, d'un caleçon flottant recouvert d'une cotte de drap de serge rouge ou bleue. Ils ont actuellement de grandes

Vue du chevet de Saint-Pierre de Caen. Dessin de Meissonier.

vestes en drap bleu à boutons de corne noirs, et des cotillons en toile de navire. Les Poletais sont des hommes probes, pieux, et d'une simplicité qui provient, non pas d'une intelligence foncière, mais de l'ignorance complète de tout ce qui est en dehors de leurs occupations habituelles.

— As-tu vu cet oiseau? disait un Poletais à un de ses amis.

« As tu vu c'tozet?

— Non; qu'est-ce que c'est que et ozet?

— C'est un ozet qui n'est pas fait comme un

autre; il a des berlingues az pieds, des coquettes az ias, et tout plein d'turlurettes. Il a des bottines aux pieds, des panaches aux yeux, et tout plein de babioles. »

L'objet de cette description admiralive était lout bonnement un perroquet.

Un Poletais , guéri d'une longue et dangereuse maladie, était allé remercier Dieu dans l'église de Neuville , l'une des deux paroisses du Polet. Un crucifix suspendu à la voûte tombe et lui casse un bras ; le convalescent estropié est emporté chez lui dans un état

désespéré. Le curé vient l'administrer, et, conformément aux rites de l'Église, lui présente un crucifix à baiser.

« Pour tai, dit le Poletais à l'agonie, en saisissant avec ferveur la sainte image, pour tai, ze veux bien; ze t'en veux pas; mais pour ton b... de frère, Dieu me damne si zèle baise zamais! »

Le dialecte poletais est doux, sonore, féminisé par la substitution du z au/ et au g ; la chanson suivante en donnera une idée exacte :

O voit du bord de Dieppe Chinq o six mèlangueux ; Ce fem' et ce fillettes Chan vonz au devant d'eux,

Priant la bon' maraie Que Dieu leuz a baillaie Chinq e six man' à l'hômo Qui chan vont démàquai.

Vous veyez frère Biaise Avec chan cocluçon, Carécher ce Poltaises Pour avoir du peisson ; Mais me, ze feis ma ronde En Poltais raccourchi, Et tout au bout du compte Ze n'ai qu'un mèlan ouit.

« On voit du bord de Dieppe cinq ou six pêcheurs de merlans. Leurs femmes et leurs filles s'en vont au-devant d'eux, priant pour la bonne marée que Dieu leur a baillée. EUes détachent cinq ou six mannes par homme.

« Vous voyez frère Biaise, avec son capuchon, caresser les Poletaises pour avoir du poisson ; mais moi, je fais ma ronde en pauvre diable, et au bout du compte, je n'ai qu'un merlan pourri. »

IV

LES PÊCHEURS NORMANDS

Tous les pêcheurs normands participent du Poletais par leur piété et leur honnêteté patriarcale ; ils sont graves, laborieux, intrépides. Dès l'enfance, ils aident leurs pères, gardent les bateaux, ramassent sur le sable les moules, les crabes ei les tourteaux, rebinent, c'est-àdire ramassent les huîtres qui ne sont pas marchandes, reçoivent le poisson dont les chaloupes sont chargées le soir. Leur vie est un perpétuel apprentissage de la mort : sont-ils sûrs de revenir de leurs lointains voyages? sont-ils sûrs d'échapper au flot qui va monter quand ils ramassent la tangue sur les grèves, quand ils recueillent le vauboire entre les roches? Ne bravent-ils pas les plus terribles dangers de l'Océan pour sauver des naufragés, pour recueillir l'équipage d'un trois-mâts échoué et battu par les lames, pour assurer les enclos d'une baie que menace la marée? Leur courage leur vaut fréquemment des médailles et des gratifications, mais l'estime dont ils jouissent est leur plus douce récompense.

L'association, invoquée par la science moderne comme le moyen de salut des classes ouvrières, est réalisée depuis des siècles sur les côtes du Calvados et dans les ports du Bessin. Il y a dans chaque village plusieurs

sociétés de pêcheurs, formées par conventions verbales, mais plus indissolubles que bien des compagnies instituées par acte notarié. Toutes ces sociétés sont représentées par le même écoreur, syndic chargé d'administrer les revenus, de diriger les entreprises, de percevoir les sommes dues, de répartir les salaires. H est présent quand les bateaux arrivent de la pèche, surveille les ventes et répond du payement des billets que signent les marayeurs. Il n'est indemnisé de sa gestion qu'en rendant ses comptes, au moyen d'une retenue d'un pour 100; il ne lui est alloué qu'un demi pour 100 si la vente du poisson se fait dans un port lointain, et par conséquent au comptant.

Chaque association possède deux ou trois bateaux, dont l'équipage est, terme moyen, de dix sociétaires. Ceux que leurs affaires retiennent à terre partagent avec ceux qui l'embarquent. Tout associé doit apporter six, sept, huit, neuf, dix ou douze appelets; celui qui n'en apporte pas le nombre déterminé perd autant de parts qu'il lui manque de filets. Le fils d'un associé a le droit de mettre sur un bateau une quantité d'engins de pèche proportionnée à ses forces. Les veuves restent associées, à la condition de fournir des filets et pourvoir à leurs frais au remplacement du défunt. Les pêcheurs pauvres ont la faculté d'emprunter des filets.

Les parts de pêche sont en raison de l'âge, de l'adresse et du nombre d'appelets de chaque matelot. Un septième des bénéfices est prélevé pour l'entretien ou le remplacement des bateaux. Les sinistres survenus aux appelé l s sont supportés par la communauté et remboursés sur les gains de la pèche, suivant un tarif.

Catholiques zélés, les pêcheurs font bénir et baptiser leurs barques par le curé accompagné du sacristain. Aucun équipage ne part pour la pêche sans entendre une messe, à la fin de laquelle les matelots et leurs parents répètent en choeur un cantique composé par quelque pauvre barde villageois. On chante à Étretat :

Le matin, quand je m'éveille, Je vois mon Jésus venir ; Il est beau à merveille C'est lui qui me réveille,

C'est Jésus, c'est Jésus, Mon aimable Jésus.




 

Je le vois, mon Jésus, je le vois Porter sa brillante croix Là-haut sur cette montagne ; Sa mère l'accompagne.

C'est, etc.

Les femmes des pêcheurs prennent part aux travaux de leurs maris, pèchent le long du rivage, vont vendre le poisson, et font retentir les hameaux de ce cri : A la bonne moule, moulâa!... Des cayeux des beaux! en v'ià des bons cayeux, des gros! Pendant la campagne de 1839, les armateurs ont confié aux Granvillaises pour 20,000 francs de morue à débiter, moyennant un bénéfice de S centimes par franc, et elles ont rendu fidèlement compte de cette valeur importante. Ce sont les femmes qui lavent les maquereaux, et les disposent entre des couches de pacqué (sel préparé); ce sont elles qui trient les huîtres, rangent en sillons les huîtres grande marchande, petite marchande, pied-decheval, et celles qu'on reporte sur les bancs pour les repeupler. Loin de renoncer aux occupations de leur sexe, souvent, assises aux portes de leur cabanes, elles fabriquent de la dentelle et de la blonde.

Toutes vertueuses qu'elles sont, • les habitantes des côtes, surtout dans la région septentrionale, se marient rarement sans avoir perdu le droit de se parer de la fleur d'oranger symbolique. Une séduction suivie d'abandon est sans exemple; mais il est aussi presque sans exemple qu'une fille se marie avant d'être enceinte. De sa conception datent ses fiançailles ; son amant l'emmène à Dieppe ou à Fécamp, et lui achète une chaîne d'or, une montre, un paroissien; il fait en même temps présent de bagues d'argent aux soeurs et amies de sa maîtresse. Cette visite au bijoutier, à laquelle assistent les parents des deux fiancés, s'appelle Yembaguement. Le jour de la bénédiction nuptiale, la future, conduite par son père et suivie de ses proches, se rend à l'église, où le fiancé arrive dé son côté avec sa mère et sa famille. Ce n'est qu'après la messe que le père du mari s'approche de sa bru, lui dit : « Levez-vous, ma fille,» et lui offre le bras. Le fiancé prend celui de sa belle-mère, et les deux cortèges se confondent.

Veuves dans le mariage, séparées de leurs maris durant la moitié de l'année, recevant

même parfois, le jour de leurs noces, une procuration générale, les femmes des pêcheurs sont directrices suprêmes des affaires domestiques, et seules chargées de l'éducation d'une douzaine d'enfants. Elles ont prouvé qu'elles pouvaient en plus d'une occasion tenir la place de leurs époux. Sur la fin du règne de Napoléon, les Anglais, voulant pénétrer dans les embouchures de la Seine et de l'Orne, surprirent les barques honfleurtoises, et se saisirent des pilotes ; mais ceux-ci se refusèrent noblement à guider l'ennemi. Pendant qu'on cherchait à triompher de leur patriotique résistance, le vaisseau amiral fut tout à coup environné d'une flottille de canots. Les femmes d'Honfleur, instruites de ce qui se passait par des pêcheurs échappés aux Anglais, venaient réclamer leurs maris. On leur répondit par des sarcasmes; mais, brandissant leurs gaffes et leurs rames, elles menacèrent de monter à l'abordage ; et, pour éviter une lutte déshonorante, les Anglais remirent les pilotes en liberté, et renoncèrent à leur projet de débarquement.

V

LES CAMPAGNES.

Les moeurs des pêcheurs des côtes n'ont rien de commun avec celles des habitants de l'intérieur. C'est surtout chez les cultivateurs que l'on rencontre l'esprit soupçonneux et la manie processive reprochée aux anciens Normands.

Le paysan normand est questionneur. Li plus enquérrant en Normandie : Ou aliax? Que quériax? D'ont veniax? Mais il ne répond point à la confiance qu'il semble désirer, et en vous méfiant de lui vous ne faites que lui rendre la pareille. Cachant la finesse du renard sous l'air de bonhomie du moulon, retors sous le masque de la simplicité, réservé et sur la défensive avec les étrangers, il semble leur supposer ou avoir lui-même une arrière-pensée. Il louvoie, ne dit ni vere ni nenni, et répond rarement avec une franchise catégorique à la question même la moins insidieuse. C'est pour lui que le conditionnel semble inventé.

« Ehf père Tourly, vous pâchez ben fîar à ch'te remontée

— </' chommes pressais.

— Méfiez-vous; vot' queval va s'accagnardir. Où qu' vous jallais ? au marchais ?

— J en cliavons rien.

— Ch'équiont t'y pour vosviâs?

■— J'te Vdirons tantôt, où iou qu'tu cheras ? Tu m'harlandes (tu m' tracasses).

— Vous plaisantais. »

Si Finlerrogateur du père Tourly le questionne sur les affaires, il obtiendra ' des réponses encore plus incertaines. Le père Tourly est un riche fermier cauchois, dont le fils aîné étudie le droit à Caen, et qui pourtant déplore toujours sa misère.

« Et comment qu'i va vof commerce?

— J'allions tout dret à l'iau, si V temps

Fille de Domfront. Dessin de Pauquet

qu' j'avons ilà y duriont cor ein brin. On s' cabasse tout plein pour rien gagnai.

— Ch' équiont portant point core à vous d' vous plabirdre, quan' y en a d' pus mallmreuos qu' vous.

— Où qu'y sont? Qaeu chance que j'ons ? Qu'en cliavezvou si j' sommes point malhureux ? J'ons t'y comptai asambe ?

— D'où vient, pisqu' vous êtes si

; pauve, qu' vous avez

'■ cor ach'tai, à la

\ Saint - Martin, la

pièce à Jean Tlwmas,

qu'est an bout d'vot

dos ?

— Ch'a veut' y dire que j' chomm.es hureuoe, cha ?

— Dam! les pas hureux y-z-achetiont rien.

— J'ons t'y point neune tiaulée d'afants qu'y leux z'y faut d' quoi leux z'y dominai. D'pis quand ch' équiont l'y eune richesse, chinq afants tous grouïllands ?

— Quoiqu' ch'est qu' chà, quand on a d' qouai ?

—- Et quand on n' Va point? que v'ià le mognier qui l'ont laichê leux moulin, qu'il aviont filé aveu leux mobiyer sans payer... Et me v'ià, may ! y a point n 'a dire, jamais j' n'ons vu un temps pus dur ! ...la fin du monde, qouai !... »

Si vous êtes son débiteur, le paysan normand se défie

défie votre argent comme de vous-même. On vient d'apporter au père Tourly le loyer d'une maison; il examine les pièces qu'on

lui compte, y aperçoit des rognures imperceptibles , analyse avec la justesse d'Archimède le tintement d'une monnaie équivoque,

se catune 1, et s'écrie brusquement : « Quoiqu' cliest que et argent ilà?

— Ch' équiont l'argent qu' noict' tante y vous envoyont d' chon du.

■— Qu'est qu' ch'étiont qu' chà? J'y ont pas loué pour de la monnaie pareille à la tante; qu'est qu' ch'est qu'. chà pour eune pièche ?

— Ch' équiont une belle pièce ed' trente sous.

■— J'en voulons point ed,' sa belle pièche; elle équiont point marquée : j' voulons à"s écus d' client sous.

— J' n'en ons point.

■— Va z'en qu'ri; j't'espérons.

— Pis qu; f vous dis que j'en avons point.

— J' m'en fiche pas mal, j'en voulons.

— Pisqu'on vous dit...

— J'la citerons jeudi dieux le juge edpaix, ta tante; tu miras.

— Vous n'oserais ■ point.

— Allais, marchais, j'y enverrons le huissier. »

Ne reconnaît-on point dans cette méfiance perpétuelle le

descendant de gens qui, comme Northmans, ont eu à se garantir d'une sourde hostilité; ou, comme Neustriens, ont longtemps employé l'astuce à défaut de force ouverte; qui, confondus ensemble plus tard, ont été assaillis par les Anglais, et en contact forcé avec d'avides étrangers?

1. Expression normande : baisse la tête en fronçant le sourcil.

Normande. Dessin de Henry Monnier.

Si, malgré toutes leurs précautions, les premiers possesseurs du sol étaient lésés par la race danoise, la sage prévoyance de Rou ne les avait pas laissés sans défense. Ils pouvaient traduire un Normand en justice, l'accuser à-'ullagarie (pillage), demander le combat, et, en cas de refus de leur adversaire, se purger

par serment ou en produisant des témoins. Le partage des terres aux nouveaux venus, le défaut de limites précises entre les propriétés, occasionnèrent infailliblement de nombreuses discussions d'intérêt entre les soldats transformés en agriculteurs, et les manants de la Neustrie. Les premiers, naguère pirates, s'étaient sans doute plus d'une fois façonnés à la chicane quand, après leurs expéditions, il s'était agi de la répartition du butin. Les seconds avaient la conviction de leurs droits et l'énergie de la faiblesse réduite au désespoir. Ils se cramponnaient aux procès comme à une branche de salut ; et leur génie

avocassier était stimulé par les obstacles. D'un autre côté, les seigneurs féodaux, profitant de l'absence des ducs, occupés en Angleterre, en Palestine, en Sicile, dans le royaume de Naples, se rendaient indépendants, multipliaient les bailliages, inventaient chaque jour de nouvelles corvées, de nouveaux impôts, et ne manquaient jamais de prétextes pour lancer contre leurs vassaux des prévôts et des bedels. Les paysans qui se soulevèrent, en 996, sous le règne de Richard II

mettaient au premier rang de leurs grief s la multitude d'assignations dont ils étaient accablés. On leur intenlaît des procès au sujet des forêts, des monnaies, des chemins, de la réparation des biez, des moutures, des droits léodaux, des redevances, des corvées, du service militaire dû au seigneur.

Voilà certes assez de plaiz pour rendre un peuple plaideur jusqu'à la consommation des siècles. Aussi, quand Guillaume le Conquérant à l'agonie donnait à ses fils des renseignements sur le caractère de ses vassaux, il les représentait comme ardents à la chicane, tout en rendant justice à leurs qualités. « En Normandie, disait-il, il y a un peuple très-fier; je n'en connais point de semblable. Les chevaliers y sont preux et vaillants, et victorieux partout. Leurs expéditions sont à craindre s'ils ont un bon capitaine ; mais, s'ils n'ont pas un seigneur qu'ils redoutent et qui sache les maintenir, on en est bientôt mal servi. Les Normands ne valent quelque chose que sous une administration sévère et équitable ; ils aiment à se divertir et à plaider, si on ne les tient en respect; mais celui qui leur fait sentir le joug en peut tirer parti. Les Normands sont fiers, orgueilleux, vantards, fanfarons ; il faudrait avec eux être toujours occupé à tenir des plaids, car ils . sont forts pour comparaître en justice. • Robert, qui doit gouverner de pareils hommes, a beaucoup à faire et à penser. »

11 est constaté, par le témoignage de mestre Robert Wace, escholier de Caen, que les Normands étaient déjà processifs au temps de Guillaume le Conquérant. Voyez plutôt ce qui advint à la dépouille mortelle de ce prince. Les prélats et les barons s'étaient rassemblés pour l'enterrer pompeusement dans l'église de Sainl-Étienne de Caen, qu'il avait fondée. Il y avait là Guillaume, archevêque de Rouen, Odon, évêque de Bayeux, Gislebert, évêque d'Évreux, Gislebert Meminot, évêque de Lisieux, Michel, évêque d'Avrancb.es, Geoffroi, évêque de Coutances, Girard, évêque de Séez, et une multitude d'abbés et de hauts dignitaires. La messe des morts était achevée, le cercueil de pierre descendu dans la fosse, le cadavre au bord, sur un brancard, et Gislebert d'Évreux arrachait des pleurs à tous les assistants, en prononçant les dernières paroles de

l'oraison funèbre : « Puisque ici-bas nul mortel ne peut vivre sans péché, prions tous dans la charité de Dieu, pour le prince défunt. Appliquez-vous â intercéder pour lui auprès du Seigneur tout-puissant, et pardonnez-lui de bon coeur s'il vous a manqué en quelque chose. »

Tout à coup un vassal, Asselin, fils d'Artur, monte sur une pierre et s'écrie . «.Haro, mes seigneurs! de par Jésus et le saint-père, je vous défends d'enterrer ici l'homme pour lequel vous priez, car la plus grande partie de celte église est de mon droit et de mon fief. Cette terre où vous vous trouvez fut l'emplacement de la maison de mon père ; je ne l'ai ni engagée, ni aliénée, ni donnée ; mais n'étant encore que duc de Normandie, Guillaume me l'a ravie par force, et y a fondé cette église, dans l'abus de sa puissance. Je le prends à témoin devanl l'ennemi de tout mensonge, je réclame et revendique ouvertement ce terrain, et m'oppose de la part de Dieu à ce que le corps du ravisseur soit couvert de ma terre et enseveli dans mon héritage. »

Les évoques et les grands interrogèrent les voisins d'Asselin, reconnurent la vérité de sa déclaration, l'appelèrent, lui comptèrent soixante sous pour prix de la place occupée par le cercueil, s'engagèrent à lui payer la valeur totale du sol, et le vassal daigna consentir à laisser une tombe à son suzerain.

Cette interruption des funérailles d'un grand monarque sur une réclamation personnelle est unique dans les fastes du monde : un Normand seul en était capable. Elle a quelque chose de grand et de mesquin, de vil et d'honorable, de noble et de trivial à la fois. Elle annonce que dès lors le sentiment du droit était.enraciné chez les Normands ; ils n'ont pas dégénéré, et ils le prouvent !

Il paraît que la monomanie de la chicane avait gagné jusqu'aux femmes; car, dans la charte de Rouen, Falaise et Pont-Audemer, donnée par Philippe Auguste, on trouve cette singulière disposition pénale : « Lorsqu'une femme sera convaincue d'être processive et médisante, on l'attachera sous les aisselles avec une corde ; ensuite on la plongera trois fois dans l'eau. »

Le grand Coutumier de Normandie, le plus

litigieux de France, fut promulgué en 1229, et, en 1280, un ceitain Richard Dourbault imagina de le mettre en vers.

L'originalité de cette idée, qui ne pouvait éclore qu'en un cerveau normand, semblait impossible à surpisser ; mais, en 1599, Jacques de Campron, curé d'une paroisse d'Avranches, dédia au parlement de Rouen le Psautier du juste plaideur, contenant, pour chaque jour de l'année, un cantique et quatre psaumes qu'il suffisait de réciter avec ferveur pour gagner les causes les plus aléatoires : touchant accord de la loi religieuse et de la loi civile, de celle qui prescrit le pardon des injures et de celle qui les résout en dommages et intérêts.

Le nombre des procès a diminué sous l'empire du Code civil, mais les lois nouvelles n'ont pas assez d'inflexibilité pour ne point fournir d'arguments à deux faces, l'une qui affirme, l'autre qui dément; et beaucoup de Normands sont encore disposés à profiter de cette élasticité d'interprétation pour éterniser les discussions d'intérêt. Un habitant de Bayeux ou de Falaise se croit-il victime de quelque injustice, lésé dans ses intérêts; lui conteste-t-on un droit quelconque, lui causet-on le moindre dommage, vite un commissaire, un juge de paix, un homme de loi : « Oh! oh' nous allonsvo'èr! Gha n' se passera point comme cha... Faut que la gueule du juge en pète! j'en aurai raison, quand même je devrais manger ma dernière chemise!» Et la querelle s'engage, haineuse comme une guerre féodale. Bientôt, au milieu des débats judiciaires, les parties adverses perdent de vue l'objet de leurs réclamations, pour ne songer qu'à se ruiner mutuellement : le désir de la vengeance fait taire l'intérêt personnel. Dans certains pays on s'égorge ; en Normandie on plaide, on y combat à coups d'assignations, comme en Italie à coups de stylet : le mot vendetta s'y traduit par procès.

11 serait injuste toutefois de répéter aveuglément de vieilles calomnies. Non, le Normand ne jure point des deux mains ; non, il ne trafique point effrontément de son témoignage; mais il est vétilleux, et trouverait moyen d'embrouiller un axiome géométrique. Si, en contractant avec lui, on n'a pas observé strictement toutes les formalités légales; si toutes

les quittances ne sont pas en règle, si les noms, d'hommes et de lieux ne sont pas convenablement orthographiés dans les actes, la tentation de chicaner et de plaider pourra s'emparer de lui, et aura-t-il le courage d'y résister?

Le nombre des procès jugés par les tribunaux du ressort des cours de Rouen et de Caen, et par les tribunaux de commerce, est chaque année considérable; et l'immense développement de l'industrie normande contribue à ce résultat. La concurrence des activités qui se heurtent à Rouen, au Havre, à Elbeuf, à Louviers, etc., enfante inévitablement des procès; cependant c'est en basse Normandie qu'on trouve le plus d'ardeur chicanière. C'est là que certains cultivateurs possèdent, aussi bien qu'un premier clerc d'avoué, et beaucoup mieux qu'un avocat, le vocabulaire baroque do procédure. Ils rédigeraient au besoin une assignation à comparailre d'hui à huitaine franche, une sommation à produire des défenses, des conclusions motivées, une réquisition d'audience, des qualités de jugement, ou la copie de la grosse dûment exécutoire, signée, scellée et collationnée, d'un jugement enregistré rendu contradicloirement entre les parties.

La basse Normandie est plus agricole que manufacturière. Elle s'occupe de défrichements, d'assolements, de cultures, de pépinières, de turneps, de rutabagas, de topinambours, de vaches laitières, de moutons, de chevaux, d'engrais, d'instruments aratoires, de pétitions contre l'introduction des blés étrangers, et surtout de pommes et de cidre. L'année sera-t-elle pommeuse? Les fleurs,du pommier sont-elles nouées ? Les surets sont-ils bons à greffer? Y a-t-il beaucoup de quêtines? Est-il temps de raîcher? Voilà des problèmes importants pour une grande parlie de la population. Le bas Normand est encore attaché à la glèbe. Son plus vif désir, le rêve de sa vie, sa passion est d'avoir de la terre; il vendrait ses chemises pour acheter du bien, et se passerait de pain pour acquérir la possibilité de semer du blé.

Chaque année partent du Bocage des moissonneurs qui vont servir d'auxiliaires à ceux de Brie et de Picardie, des brocanteurs, des fondeurs, des chaudronniers, des paveurs, des peigneurs de filasse, des sassiers, des marchands de vans et de cribles, des colporteurs

d images et de livres à l'usage des campagnes, tels que le Parfait Bouvier, le Parfait Maréchal, le Petit Paroissien et les Quatre Fils d'Aymon.

d'Aymon. l'époque où la végétation est suspendue, environ douze cents taupiers quittent leur quartier général, les cantons du Trun et de Baliboeuf (Orne), et, avec l'aide d'apprentis qu'ils ont engagés pùur trois ans, ils opèrent de terribles ravages dans la race des plantriades. \

Tous ces émigrants, à la fin de la campagne, s'empressent de rentrer dans leurs foyers, écornent à peine, pour leur subsistance, ce qu'ils ont gagné dans leur tournée, et achètent un verger, un déllage, une masure. Quand leurs ressources sont insuffisantes, ils fieffent un fonds de terre, c'est-à-dire qu'ils s'engagent à en payer le prix par portions annuelles, avec les intérêts. Après une existence de privations et de misère, ils arrivent à posséder douze cents livres de revenu immobilier. Ils n'ont point joui des avantages attachés à la propriété, mais ils sont propriétaires : c'était tout ce qu'ils ambitionnaient. Ils logent dans une maison à

eux, ils cultivent un terrain à eux, ils boivent le cidre qu'ils ont récolté, ils s'asseyent à l'ombre de leurs pommiers, et se condamnent avec joie à manger toute leur vie du pain noir.

L'extrême division de la propriété communique aux villages normands une apparence de gaieté et d'aisance. Chaque maison est isolée, entourée de son jardin, abritée par les cimes rondes et tortueuses de l'oranger de Normandie. Les habitants ont toutes les qualités et tous les vices qui caractérisent le propriétaire foncier. Ce sont de rudes travailleurs, mais des hommes intimement convaincus que charité bien ordonnée commence par soi-même. Ils profitent de ce que les terrains sont mal bornés pour s'agrandir aux dépens de leurs voisins ; ils empiètent chaque jour sur le sol étranger dont ils entament un coin avec la bêche et la charrue. Sont-ils établis sur le bord d'une route, ils la rognent et la rétrécissent peu à peu, et l'ensemenceraient volontiers tout entière, sans égard pour la nécessité des communications.

Aussi voit-on s'élever en abondance toutes les questions qui naissent de la propriété territoriale : questions de bornage, questions de clôture, questions de servitude, questions de partage, questions d'irypothèque, et il faut de longues et coûteuses expertises pour établir la validité respective des prétentions opposées. Les causes sont traînées de première instance en appel, d'appel en cassation, envenimées par la cupidité, embrouillées par la mauvaise foi, éternisées par l'entêtement.

N'essayons point de le dissimuler, le Normand montre quelquefois une avidité répréhensible, une âpreté au gain qui ne l'emporte pas au delà des bornes prescrites par la loi, mais qui lèse le prochain, et répugne aux esprits délicats. Consultez les ouvriers des fabriques de Normandie, ils vous diront qu'ils sont accablés de retenues continuelles pour absence, pour infractions légères à des règlements tyranniques. Interrogez les commis de nouveautés, ils vous donneront sur leur régime alimentaire des détails peu favorables à leurs patrons. Regardez à l'oeuvre les fermiers, les négociants, les industriels; les verrez-vous préoccupés de l'intérêt public? En aucune

façon. Leur but est la fortune; ils y marchent avec lenteur et prudence, en haricotant, en rognant les salaires, en donnant peu du leur, en tirant des autres le plus possible. Ne vous en défendez pas, descendants des hommes du Nord ; ils vous ont transmis quelque peu de leurs inclinations, et en revêtant des formes légales, en entrant dans le lit que lui creusaient la morale et les lois, leur goût pour la piraterie s'est transformé en génie commercial!

VI

NOCES ET FESTINS

C'est le climat qui l'exige, sans doute ; mais les consommations normaudes, en solides et en liquides, sont inimaginables, et tellement ancrées dans les habitudes, que les membres les plus éloquents des sociétés de tempérance perdraient leur latin à vouloir les réduire.

Les moindres bourgs comptent plusieurs cafés, et l'on ne fait pas une lieue sur une roule quelconque sans apercevoir une maison dont la façade porte en grosses lettres :

DÉPOTEYER DE CIDRE CIDRE, BOISSON, POIRAY A DÉPOTETER

Les paysans normands sont toujours prêts à répéter ce refrain de leur compatriote Olivier Basselin, le Français né malin, qui créa le Vaudeville :

Ce bon cidre n'épargnons mie; Vidons nos tonneaux, je vous prieIl s'absorbe dans les marchés une quantité considérable de liquides, et les réminiscences du cabaret occupent une case si importante dans la mémoire des ouvriers et des laboureurs, qu'elles servent comme de fil conducteur pour les aider à retrouver la trace des faits confus et effacés. « Quement, Mérovée, t'as oublié cha? Ch'étiont che maulure (mauvais sujet) ed'Philogène, qu équiont aveuc nous. J'avons pris trois glorias et le pousse café d'fil en quatre. Louis est venu s'assiètre ichitte sur le coup, Louis Frémin, tu sais ben Louis Frémin, chti-là qu'étrivagne (triche) toujours aux dominos? — C'est-y Frémin l'clierron ? ■—L'cherrontoutconf Darnétal. llavontpayai la consolation, la rinchette et la rinchelette ; pis

est venu le fils à père Loubry, qu'sa femme aile équiont ma propre soeur, et il a demandai cor une tournée, et finalement qu'ch'est m'ay qu'avons payé le coup d'pied au... » Le peuple normand est parfois très-inconvenant dans ses expressions.

C'est au cabaret que les campagnards vident à la fois les affaires et les pots. Ils s'y donnent rendez-vous le dimanche, après la messe, pour causer du prix des denrées. Dans quelques villages du Vexin normand, le pâtissier qui a confectionné le pain bénit met aux enchères, dans le cimetière, à la porte de l'église, une énorme brioche, que les plus offrants et derniers enchérisseurs emportent triomphalement au dépoteyer voisin. =

Souvent les cultivateurs normands boivent moins par goût que par spéculation. Ils demeurent patiemment attablés des heures entières, entassant sur la table de grandes bouteilles à goulot évasé, jouant de suite vingt parties de dominos normandes, en trois coups avec huit dés, le tout sans cesser de débattre les conditions des marchés qu'ils désirent conclure. Pas de contrat qui ne se passe le verre à la main ; pas de vente qui ne soit arrosée en raison de son importance. Pour un sac de blé, on s'égaye ; pour un cheval, on se grise ; pour une masure, on reste sous la table. Un maquignon cherche à vendre un cheval de riche encolure et exempt de vices rédhibitoires. « Coben qu'i vend son qu'val? —Trente pistoles. — Vous dites vingt-cinq ? — Vous en avez-t-y vu beaucoup comme li pour trente pistoles? — J disons vingt-six. —Non. — Vingt-sept. » A chaque proposition, l'amateur frappe dans la main du maquignon : c'est de rigueur.

Quand môme il modifierait cent fois ses offres, cent fois il lèverait le bras comme pour essayer sa force sur un dynamomètre, et rougirait d'un coup rudement appliqué la paume delà main droite de son intercoluteur.

Pour mieux s'entendre, on entre au cabaret.

Les tournées de gloria se succèdent.

L'amateur propose 29S francs.

Le maquignon tient bon.

Après de longs débats et d'amples libations, il triomphe, mais il a dépensé 6 francs 75 c. de boissons variées.

Dans les banquels, on boit entre chaque

service un verre d'eau-de-vie, qu'on appelle Un trou normand. Souvent, quand on a découpé le croupion d'une oie, on fait à ce morceau de prédilection trois pattes avec des allumettes, et il passe de ce trépied dans l'assiette du convive qui avale le plus de verres de cidre sans désemparer,

La moisson s'ouvre par une fête, appelée le pu aisai, et l'on boit. Quand les blés sont coupés, on en laisse sur pied quelques tiges qu'on entoure de rubans ; on les donne à faucher au fils du maître de la maison, et l'on boit. Cette dernière fête est désignée dans le Bessin sous le nom de parcie, et dans le pays de Caux sous celui de replumette.

Au dessert, on chante des chansons égrillardes, suivant la vieille coutume, et l'on boit.

Les noces sont célébrées par des excès dont un Gargantua serait fier ajuste titre, principalement dans la parlie située à gauche de la Seine. Là, c'est une vieille et pauvre veuve, nommée, suivant les lieux, Badochet, Diolevert, Hardouin ou Hardouine, qui se charge des premières ouvertures. Cet agent matrimonial ménage entre les parents de la jeune fille et ceux de l'aspirant une entrevue à l'auberge où celui-ci obtient, le verre en main, la faveur de l'entrée de la maison.

Toutes les filles ne sont pas également sûres d'être demandées en mariage ;• il est des circonstances indépendantes du mérite individuel, qui sont considérées comme funestes ou favorables à un prochain établissement. La jeune personne qui, dans un repas, se trouvant sous la poutre, boit le premier et le dernier verre d'une bouteille de cidre, est certaine de se marier dans l'année, si, en outre, la nappe est à l'envers et le chat de la maison sous la table. Celle qui reçoit sa part de sept gâteaux de noces doit bientôt célébrer la sienne ; mais l'infortunée qui marche par mégarde sur la patte d'un chat est condamnée à ne pas trouver d'époux avant trois ans, et ce délai est prolongé de quatre ans, si son pied malencontreux a foulé la queue du même animal. Quant à l'imprudente qui laisse bouillir l'eau de vaisselle, et place les tisons debout dans le foyer, elle court risque de vivre et de mourir dans le célibat.

Le jour où le futur se présente s'appelle

bienvenue ou venantise. On évite avec soin de choisir un mercredi ou un vendredi, d'avancer le pied droit en franchissant le seuil de la maison, de tenir son chapeau de la main gauche. Dans la discussion des clauses du contrat, le

père et le fiancé se disputent pied à pied le terrain. « J'y donnons point beaucoup, dit le premier, mais chongez ein brin que ch'est eine femme qu'étiont aussi prope qu'i n'y en a point de pu,prope, qui raccommodera vot' linge, que sera comme ein vrai trésor de properté. Crayez - vous qucha n'valont point de l'ergent?

— Je ne le crais point ; et pis, aile n'est guaires avenante, vouf fille; aile n'est guaires ed'débit. M'est avis qui faut que vous mettiez vingt

pistoles ed'plus; sans cha, y aura rien de fait.» La dot réglée, on se donne les bonnes paroles, et l'on fête les escards par un banquet-monstre, où sont prodigués le boeuf, le mouton, le porc, la volaille, le beurre, le pain, le cidre, le vin

blanc et l'eau-de-vie, avec une générosité homérique. Dans les campagnes, c'est la femme qui sert à table.

Le mariage civil est accompli sans bruil, comme une formalité qui n'engage point, et les noces ne commencent que la veille du mariage à l'église, le seul regardé comme légitime. Le matin, les parents de la future montent dans une charrette traînée par des chevaux ou des boeufs, et, accompagnés d'un ménétrier qui sonne du violon , vont chercher le trousseau chez

la belle-mère pour le transférer chez le bruman (le futur). Une énorme armoire sculptée est bientôt chargée sur la voiture, au-devant de,laquelle la soeur, ou simplement la couturière de la mariée s'assied sur les oreillers destinés au lit nuptial, tenant sur ses genoux un rouet et une quenouille, symboles

Coiflure de Dieppe. Dessin de Géniole.

Femme de Pécheur. Dessin de Loubon.

des occupations domestiques. Chemin faisant, la couturière distribue des paquets d'épingles aux jeunes filles qu'elle rencontre. Dans l'arrondissement de Pont-Audemer, c'est la courtinière (demoiselle d'honneur) gui présente,

non pas des épingles, mais des tranches de galette aux gens de connaissance devant la porle desquels défile le cortège, et ceux-ci offrent de l'eau-de-vie aux personnes de la noce.

On prend soin de ne se marier ni dans le mois de mai, qui prédispose à la jalousie, ni dans le mois d'août, dont l'influence .rend les enfants insensés. Assez fréquemment la noce va à cheval à l'église, les femmes assises à gauche. Les deux époux se

placent au milieu de l'église, sous un crucifix pendu à la voûte, y reçoivent la bénédiction nuptiale, entendent l'évangile au maître-autel, et font une station à l'autel de la Vierge pour y déposer leurs cierges. On sort de l'église au

bruit des coups de fusil et des pétards ; le convié le plus alerte présente la main à la mariée, la fait danser un mo,

mo, et en reçoit un ruban ; un second ruban est la récompense de celui qui la remet en selle.

Quand la mariée est entrée dans la maison du bruman en sautant légèrement par-des'

par-des' les barricades de rubans, de fleurs, de chapelets, dont on avait embarrassé ,ses pas, quand le curé est venu bénir le lit nuptial, tout le monde se met à table, excepté le mari

chargé de prêter secours au cuisinier dans les apprêts d'un festin pantagruélique. La mariée fait donner aux pauvres de la soupe et des pains, et s'installe dans un fauteuil couvert d'un drap blanc, sur lequel se détachent trois gros bouquets de fleurs. Elle porle sur le fond de sa coiffure un petit miroir entouré de fils d'argent

de rubans et de paillettes, qu'on nomme pucelage ou couronne. Le repas est bruyant et prolongé, et le cuisinier qui Fa confectionné est assurément digne du privilège que lui accorde l'usage de mener la mariée chez les voisins, auxquels elle offre des épingles, et dont elle accepte avec reconnaissance des quenouillées

quenouillées chanvre ou de lin. Au retour, les quadrilles s'organisent, les deux époux n'y prennent point part, mais leur occupation n'en est pas moins agréable, car les danseurs tiennent à la main, qui une quenouille, qui une pièce de toile, qui une bouteille de vin, qui de la vaisselle, et (.es différents cadeaux de noces

Pêcheur Bas-Normand. Dessin de Loubon.

pleuvent dans le giron de la future et du bruman. Puis la mariée est portée en triomphe, et des momons, des follets, constituent une mascarade, et des cavaliers montés sur des lidodies guident, par leurs gambades, l'assemblée qui chante à tue-tête :

Sur le pont d'Avignon, J'ai vu danser la plus belle j Sur le pont d'Avignon, On y danse tout en rond.

Le dîner commence, ou plutôt le repas du matin continue à cinq heures du soir. Le cuisinier, véritable héros de la fête, ouvre, avec la mariée, le bal qui succède au dessert : le bruman n'a droit qu'à la seconde contredanse. Vers les neuf heures, on entend frapper à la porte, et des voix du dehors répètent en choeur :

Sur le pont d'Avignon, etc.

Ce sont les réveilleurs, les jeunes gens du voisinage qui demandent à entrer ; on leur ouvre, après leur avoir riposté par le second couplet de la ronde, et on leur verse du cidre; mais la coutume leur défend d'accepter des aliments solides, et de s'asseoir au souper qui a lieu à dix heures. On quitte encore la table pour la danse, et après minuit la danse pour une copieuse libalion. A neuf heures du malin, un déjeuner, composé de beurre et de fromage, répare les forces des danseurs. Le bruman en congédie la plupart, ne garde auprès de lui que ses amis intimes, se divertit ou s'ennuie avec eux jusqu'à minuit, et, pour terminer convenablement quarante heures de séance gastronomique, se soumet de bonne grâce aux plaisanteries de ceux qu'il a traités. On l'oblige à faire sa prière à genoux sur un manche à balai, ou sur une paire de sabots des plus anguleux ; on lui grimpe sur les épaules ; on enseigne à 1 épousée une oraison égrillarde qui commence par : « Benedicite, je me couche, je ne sais pas ce qui va me venir ; je m'en doute, » etc. On apporte des rôties au vin, et la mariée boit et mange pendant qu'on passe sur la bouche de Finfortuné bruman le torchon qui a essuyé la vaisselle. La lassitude générale met fin à ces rudes épreuves, à ces farces grossières inspirées par les fumées du cidre et de l'alcool. Heureux encore le bruman s'il n'est pas veuf, si sa femme jouit d'une réputation intacte, car autrement, des charivariseurs déguisés feraient retentir à ses oreilles des colliers et des casseroles.

Et pensez-vous que ce soit fini ?

Pas du tout, le dimanche suivant on fait le raurac; ou, comme on dit ailleurs, on mange les chats.

VII

USAGES POPULAIRES

Toutes les fêtes en Normandie sont célébrées avec un égal entrain, même les fêtes religieuses, car le Normand a un fond de piété, et ne passe jamais devant une croix sans ôter son chapeau.

Non-seulement il est religieux, ce qui est un bien, mais encore il est superstitieux, ce qui est un mal. Il confond le sacré et le profane,

profane, observe encore des rites dont l'origine est manifestement druidique. Ainsi, la veille des Rois, les habitants des campagnes du Bessin allument des torches de paille ou de tiges de molène, enduites de goudron des coulines, et parcourent les vergers en brûlant la mousse des pommiers et en chantant.

Quand on a suffisamment couru, chanté, et détruit les fucus parasites, on rassemble les restes des coulines pour en former un feu de joie appelé fouée ou bourguelée, qu'on entoure en marmottant des patenôtres, et en répétant des menaces contre les quadrupèdes dévastateurs, et des appels à l'abondance.

Ces pratiques semi-gauloises sont particulières à la Normandie. La fête des Rois y donne lieu à des cérémonies qu'on retrouve ailleurs avec quelques variantes, mais qui, nulle part, ne sont observées plus scrupuleusement. Dans chaque maison, le doyen préside au banquet, et coupe le gâteau en autant de parts qu'il y a de membres de la famille présents et absents. Les morceaux destinés aux absents sont soigneusement serrés dans une armoire, et permettent d'avoir de leurs nouvelles sans se ruiner en frais de ports de lettres. La part d'un absent est un indicateur infaillible de la santé de celui auquel elle est réservée. Si elle reste intacte, c'est qu'il se porte bien ; si elle moisit, c'est qu'il est malade : si elle se gâte entièrement, c'est qu'il est mort.

Le plus jeune de la compagnie est caché sous la table, et dirige la main du distributeur en nommant à haute voix et successivement tous les convives. La première part est toujours pour Dieu.

« Fébé Domine, pour qui la part? — Pour le bon Dieu. »

Les pauvres, considérés comme les représentants de Dieu même, attendent à la porte, et réclament en ces termes la redevance d'usage :




 

 

Si vous n'voulez rien donner,

Ne nous faites pas attendre,

Car il fait un si grand froid,

Que mon camarade en tremble.

Pour Dieu, donnez-nous du feu.

Pour Dieu, donnez-nous la part à Dieu.

Quand ils ont affaire à des gens inhospitaliers, ce qui est rare, ils font succéder les malédictions aux prières, et se retirent après avoir proféré cette imprécation :

Si vous n'voulez rien donner, Trois fourchettes, trois fourchettes,. Si vous n'voulez rien donner, Trois fourchettes dans votre gosier.

Les aumônes des Rois et de Noël reçoivent le nom à'aguignettes, qui s'applique, à Rouen, aux sucreries qu'on dépose auprès du lit des enfants la veille du premier jour de Fan. Les mendiants psalmodient :

Le carême est assez rigoureusement observé en Normandie, surtout pendant la semaine sainte, qu'on appelle dans le Bessin et le Virois semaine preneuse ou cahin. A Rouen, du mercredi des Cendres à Pâques, on boulange beaucoup de petits pains sans levain, dits cheminaux, qui ne figurent point sur les tables aux autres époques de l'année. Pendant la semaine preneuse, des chanteurs, munis d'aigres violons, vont de maison en maison entonner de pieux cantiques dont la passion de Notre-Seigneur est le sujet, et demander la pascliré, c'est-àdire de l'argent et des oeufs. Le dimanche des Rameaux, le curé met solennellement le buis bénit à la croix du cimetière, mais comme le. possesseur de ce précieux talisman est sûr de pouvoir faire autant de beurre qu'il voudra, à peine la procession a-t-elle tourné le dos, que vingt bras s'allongent pour saisir la branche vénérée.

Le vent qui souffle au moment où le buis est attaché à la croix indique la nature des récoltes de l'année. Suivant le côté d'où il vient, ou aura des pommes, des fourrages ou du blé en abondance.

Les vieilles gens assurent que, le vendredi saint, les oeufs recèlent des crapauds. Dans quelques paroisses, à ténèbres, les enfants frappent avec des bâtons les parois de l'église pour imiter le bruit du tonnerre.

Les processions, abolies dans les grandes cités, oùles cultes se gênent trop pour que chacun d'eux soit à l'aise, sont encore en vigueur dans les villages normands. Leur blanc cortège parcourt toujours, aux grandes fêtes carillonnées, un chemin bordé de draps blancs et de bouquets, jonché de feuillages et de fidèles agenouillés. Avant 1830, elles présentaient de curieuses singularités. Ainsi, à Elbeuf, le devant d'autel de chaque reposoir était une planche couverte d'une couche d'argile, dans laquelle on avait fiché des fleurs naturelles pour dessiner un Saint-Esprit, la Croix,

les instruments de la Passion et autres emblèmes. Derrière l'autel montait une estrade à plusieurs assises, où l'on représentait des scènes mimées qui rappelaient les mystères. Par exemple, un oranger chargé de fruits s'élevait au sommet de l'estrade, et, au moment de la bénédiction,une séduisante Elbeuvienne, juchée à côté de l'arbre aux pommes d'or, en

détachait une qu'elle présentait à un jeune garçon : c'était un emb.ème du Premier Péché. Il convient d'ajouter qu'Eve avait une robe blanche, et qu'Adam portait un habit bleu de drap d'Elbeuf, une culotte de Casimir café-aulait et des bas de soie, vu l'impossibilité d'observer la fidélité du costume.

Jean n'ont pas cessé de s'allumerannuellement, le 24 juin, dans les villages de Normandie ; il en est même où le curé met de ses propres mains le feu au bûcher, et de bonne s gens affirment avoir vu distinctement le Saint-Esprit descendre au milieu des flammes sous la symbolique figure d'un ramier. R y a toujours des malades groupés autour du caudiot, dans l'attente d'un pareil miracle, ou pour recueillir des charbons, qui portent bonheur.

(armoise) de la foudre et des voleurs. Un galeux qui, le malin de cette fête, se roule dans la rosée ou se baigne dans une fonlaine, peut compter sur une prompte guérison. La verveine cueillie ce jour-là est un talisman qui éloigne les voleurs et les sorciers.

Les ouvriers des fabriques ont une façon moins religieuse de solenniser la Saint-Jean. Ils suspendent aux réverbères des couronnes de lierre et d'oeufs entrelacés, et, le soir de la fête et des quinze jours précédents, ils dansent des

rondes sous ces dômes de coquilles et de verdure. Filles et garçons forment un cercle en se tenant par la main. Un ouvrier entonne une chanson qu'on redit en choeur. Les danseurs font trois pas à droite, s'arrètant brusquement à la fin du second vers, les jarrets plies et les jambes écartées, font trois pas à gauche, s'arrêtent encore, et continuent le même exercice jusqu'à la terminaison d'une interminable série de couplets. Si les Hurons dansent, ils ne doivent guère danser autrement.

La plupart des rondes de la Saint-Jean sont d'une obscénité dégoûtante, ce qui n'empêche pas les jeunes filles d'en répéter les paroles. Il en est qui s'offenseraient jusqu'à l'indignation d'un geste équivoque, d'un propos indécent, et qui, enhardies par la circonstance, prononcent sans scrupule et sans honte les mots les plus rabelaisiens. Les chants les moins scandaleux sont d'incompréhensibles amphigouris, dont tous les couplets s'enchevêtrent les uns dansles autres, et dont les refrains incohérents semblent appartenir au vocabulaire d'unelanguede sauvages

Babolo

Gavolo, Papa volo ! Papa volo ! !

Sring, la fariradondaine, Sring, la fariradondon.

Ah ! 1' choléra, Mon compère. Ma commère, Ah ! P choléra M'attrapera.

Ce sont les dames de Rouen Qu'ont fait faire un pâté si grand.

Lanturelu,

Lanturelé

Lanturelu,

J'allons danser ;

Lanturelé.

Ils ont fait un pâté si grand, Qui n'pouvait pas entrer dans Rouen, Ni dans Paris qu'est bien plus grand. Lanturelu, etc.

Ni dans Paris qu'est bien plus grand ; EU' l'ont coupé par le mitan ; EU's ont trouvé un homm' dedans !

Lanturelu, etc.

Plusieurs de ces rondes se prolongent indéfiniment au gré du chanteur. Ainsi le premier

couplet de l'une d'elles est conçu en ces

termes :

J'ai encore dedans mon coffre Les souliers à papa grand, Que je mets fèl' et dimanches, Le jour du carém' prenant,

Bien enguerminés, maman, Bien enguerminés.

Pour ob tenir le second couplet, il suffit de substituer aux souliers une autre partie du vêtement.

J'ai encore dedans mon coffre Le chapeau à papa grand, etc.

Puis viennent les jarretières, la chemise, la perruque, la culotte, etc., et pour peu que le chanteur ait quelque connnaissance en matière de garde-robe, il réalise sans peine l'utopie de la chanson en quatre-vingt-dix-neuf couplets.

Les airs de ces compositions populaires sont aussi barbares que les paroles. Un seul m'a frappé par sa mélancolique mélodie. Le sujet de la ronde est l'aventure d'une femme qui, en rentrant chez elle, trouve son époux mort subitement, et, après s'être désolée, prend philosophiquement le parti de l'ensevelir.

Les rondes de la Saint-Jean commencent vers huit heures du soir et durent jusqu'à deux heures du matin. Avant de se séparer, chaque groupe de danseurs établit deux gardes de la couronne, pour la protéger contre la tentative des groupes rivaux.

Jumiéges possède depuis le huitième siècle une confrérie en l'honneur de saint Jean- Baptiste, présidée par un maître annuel, qui

porte le titre de loup vert. La veille de la SaintJean, il revêt une robe verte, se coiffe d'un bonnet vert, se fait escorter comme par un page par un jeune homme en surplis qui porte deux teinterélles (clochettes), et conduit les frères au Chouquet, en face de la vieille abbaye de Jumiéges. Leur approche est annoncée par la détonation des pétards et des armes à feu, et le clergé vient à la rencontre de la pieuse association. On se rend à l'église en chantant le psaume Ut queant Iaxis, et, les vêpres entendues, on va chez le loup vert faire un dîner exclusivement composé de plats maigres. Les frères seuls ont droit d'y assister, et si le loup invite quelques-uns de ses amis, ils sont placés à une table séparée.

Le soir, un jeune homme et une jeune fille, chamarrés de rubans et de fleurs, allument le bûcher de la Saint-Jean, autour duquel le loup vert et les membres de la confrérie forment le cercle. Puis, sans cesser de se donner la main, tous poursuivent celui qui a été nommé loup pour l'année suivante. Il fuit, frappe d'une baguette les assaillants, et ne se rend que lorsqu'il a été appréhendé au corps et enveloppé trois fois. Quand il est pris, on feint de le jeter dans les flammes, et, rendu à la liberté après celte épreuve, il se joint aux frères qui dansent la ronde suivante-:

Que nos amoureux Vont à l'assemblaie; Le mien y ehera, J'en suis achuraie; Marchons, Jolicoeur, La leune est levaie.

Le mien y chera, J'en suis achuraie ; Il m'a appourtai Cheinture doraie : Marchons, Jolicoeur, La leune est levaie._

Il m'a appourtai Cheinture dorme ; Je voudrais, ma fouai, Qu'aile fut lirulaie : Marchons, Jolicoeur, La leune est levaie.

Je voudrais, ma foua 1, Qu'aile fut brulaio ; Et may dans mon lit Aveu lui couchaie : Marchons, Jolicoeur, La leune est levaie.

Et may dans mon lit Aveu lui couchaie ; De l'attendre ichit, Je suis ennuyaie : Marchons, Jolicoeur, La leune est levaie.

A celte ronde en succèdent d'autres non moins analogues à la circonstance, et la confrérie retourne chez l'ancien loup pour souper. Le loup a une tinterelle à ses côtés, et l'agite bruyamment toutes les fois qu'un frère se permet une plaisanterie équivoque ou s'entretient de commerce. La conversation doit être sérieuse jusqu'à minuit ; mais, à cette heure, toute l'assemblée se lève, le loup ôte son bonnet, et récite le Pater ; les convives chantent le psaume Ut queant Iaxis, se dépouillent de leur accoutrement monastique, et usent et abusent de la liberté qu'ils ont recouvrée de causer de tout.

Le lendemin, la confrérie porte processionnellement à l'église un pain bénit colossal, à plusieurs étages, surmonté d'une haute tige d'asperge entourée de rubans. A la messe, le loup vert quête, et abdique en déposant ses tinterélles sur les marches de l'autel, et, le soir, il se fait regretter en traitant splend idement ses honorables collègues.

On suppose que cette fête fut établie en commémoration d'un miracle que les fileuses racontent aux veilleries (veillées). Saint Philbert avait fondé à Jumiéges un monastère d'hommes, et à Pavilly un couvent de femmes, dont la première abbesse, sainte Austreberthe, s'était engagée à blanchir le linge de la sacristie de Jumiéges. Un âne, chargé d'étoles, d'aubes et de nappes d'autel, suivait paisiblement le chemin de la rivière, quand un loup se jeta sur lui et l'étrangla. Sainte Austreberthe parut au moment où la victime expirait, et, justement irritée de la barbare conduite du loup, elle le

condamna à remplacer l'animal qu'il venait de dévorer. Le loup obéit, se courba sous le poids du paquet, et fut jusqu'à la fin de ses jours un modèle de douceur et de docilité.

La tradition a perpétué tant de légendes aussi vraisemblables, que le recueil en formerait plusieurs volumes. Celles du privilège de

saint Romain, de la Côte des Deux Amants, de Nina, la folle par amour, de Robert le Diable, ont été vulgarisées par les savants, les poêles, les dramaturges et les Guides de Paris à Rouen. Des traditions, qui se rattachent aux sites les plus pittoresques, ajoutent aux charmes de la nature les charmes de la poésie. Il y a à Êtretat une falaise terminée par une plate-forme sur laquelle trois aiguilles s'élèvent en formes de colonne : c'est la chambre des demoiselles; c'est de là que le chevalier de Fréfrosé, sire d'Étretat, fit précipiter dans la mer trois soeurs dont il n'avait pu dompter la vertueuse résistance. Par un raffinement de cruauté, ce farouche châtelain enferma préalablement les trois victimes dans un tonneau

garni de clous ; mais à peine le martyre fut-il consommé, que les esprits des trois soeurs apparurent au sommet de la falaise, et s'attachèrent à la poursuite de leur bourreau. *-

Imbu d'idées fantastiques, le paysan normand a conservé la croyance aux lutins et à la sorcellerie. Il croit que certaines gens jettent des sorts, envoient des rats dans les maisons, donnent le lait bleu aux vaches,

et il emploie contre eux l'eau bénite de Pâques ou de la Pentecôte, ou un cierge consacré le jour de la Purification. Rencontre-t-il en sortant de chez lui un chien noir ou une personne en deuil, c'est signe d'accident. Entend-il une poule dont le chant tend à se rapprocher

rapprocher celui du coq, c'est signe de mort pour elle et pour son maître. Une femme enceinte sert-elle de marraine, elle et le filleul périront dans l'année. Un cultivateur du Ressin croit sa maison mieux garantie de Forage par une bûche de Noël arrosée d'eau bénite

Louage des Domestiques. Dessin de H. Bellangé.

que par un paratonnerre ; trace une croix sur le côté plat d'un pain qu'il va couper ; ne pose jamais une miche sur le côté convexe, de peur d'attirer la pluie; garde comme un talisman une tète de cerf-volant; couvre ses ruches d'un chiffon noir quand il meurt quelqu'un dans son domicile, pour empêcher les abeilles de périr toutes dans l'année; et lorsque, l'estomac

vide et la bourse garnie, il entend le coucou chanter pour la première fois de l'année, il conclut de ces circonstances réunies qu'il aura de l'argent jusqu'au SI décembre.

« Enfin, maître Rouland, vous homme d'âge et d'expérience, comment avez-vous tant de crédulité ?

— May I m' prenais-vous donc pour eun godaille

(un niais)? Ça n'empêche que j' n'irions \\ point core dite nuit pour vingt parches ed iarre j I me promenais dans la cavée qu'est par ichitte, \\ marchais! tout cont' le vieux chimetière qu'aile , \\ est, dite cavée. li

— Et pourquoi? est-ce que cet endroit n'est ;j pas sûr ? craindriez-vous d'y rencontrer des j I voleurs '? j j

— Dé voleux, ah ben ! lé voleux et lé gen- I I darmes, il aviont aussi peur decha comme tout jj V monde; et pis, quoiqu'i z'y fériont lé voleux? I; y a rien à prendre par ïlà, pisqu'on n'y va point; ; ; et pisqu'on n'y va point, on n'y prend point. Il

— Et qu'est-ce qui empêche d'y aller? I;

— (D'union mystérieux.) Y a des "h&nsl \\

— Comment, des hans ! j

— Des revenants qui reviennent, et se tiennent | muchés dans le jour amont les murailles... et j des qouai ! des hans et des huar ds et des fi-follets I T'né, à preuve. Quand le père à défunt Prudent i Charret, uu viel équené, il aviont pillai l'église j à la première révolution, qu'il aviont cassai la \ tête aux saints et grimpé aveuc ses souyers sus ; le maît'-autel, et ben, li et pis ses camarades, i \

sont morts trétous; i sont tous crevés ed misère. I sus les grands quemins et partout... Eh ben, i I sont tous revenus; et pis i sont restés avec les \ crapiauds dans les vieux trous des vieuilles dé- ; montions, et toute la nuit jusqu'à la perce, ces I avocés commenc lient vari-vara leux courses, et I font des aclabos à vous assouir, et geignent qui- \ I z-ont l'air de hannequiner ; et c'est autant de I raparats qui venant demander des prières au | monde. J' les ai vus, may qui vous pale \ c'étiont point des menteries, marchais. Même; \ que la veuillj de Nouel, quand j'ons été sercher I la matron: :-mr nout' femme qu'aile alliont ac- i coticher d'Aspasie, j'ons vu passer, mais comme ; je vous vais, Pinson Bernard qu'il avions aban- I danné la fille à la Mesline qu'étiont enceinte ed' i ■M; j'ions reconnu, le malhureux ! il était changé I en'varou qouai! méconnaissable, i houinait, i I gambèlait, à faire crétir, et si j'avions point i évu tant de peur, je l'aurions ben délivrai, \ marchais, j'avions justement eune clef dans ma \ pouquette. I

■— Et qu'auriez-vous fait de celte clef? j

— </' l'aurions herpé, j'aurions tapé sus lui -1 tant que j'l'aurions saigné, et i seriont redevenu \ un chrétien ; i ne demande pas mieux, car c'est pas \

nn état d'être raparat. Pourquoi qu' vous riaïz?

— C'est que votre histoire me parait bizarre.

— Ch'est mirou, mais ch'est pas moins vrai; et tenais, cor lauf jour, en revenant ed la foire de Guibray, j'ons rencontré un goublin...»

Le goublin normand est lé iribly écossais.. D est vif, inquiet, volage, capricieux. Tantôt il panse les chevaux avec un soin digne du meilleur palefrenier, et garnit leur râtelier de foin ; tantôt il mêle leurs crins, et se plaît à les tourmenter. Il donne de la bouillie aux enfants, ou les pince jusqu'au sang, suivant ses dispositions du moment. Il annonce sa présence dans une maison, en renversant les meubles et brisant la vaisselle; mais, si l'on a eu la sage précaution de semer sur le plancher de la graine de lin, fatigué bientôt de la ramasser, il s'enfuit dans un vieux château voisin, où il veille sur les trésors cachés. Parfois il se transforme en cheval. Un paysan revient tranquillement du marché, quand sa bète, ordinairement si pacifique, prend le mors aux dents, rue, se cabre, et l'emporte à travers champs. La Grise est-elle capable d'une conduite aussi criminelle? est-ce elle qui expose aussi traîtreusement son maître à se casser les reins? Gardons-nous de l'accuser : le goublin seul est coupable; c'est lui qui, métamorphosé en coursier fringant, s'est substitué à la monture du malheureux fermier.

Les belettes blanches qui rôdent au clair de lune se transforment aux yeux du Normand en létiches, âmes des enfants morts sans baptême. Parfois la nuit, quand le vent du nord courbe la cime des peupliers, on voit la Chasse-Annequin passer dans les airs. Annequin était un prêtre qui devint amoureux d'une religieuse, et qui mourut sans avoir renoncé à sa passion sacrilège. Son âme et celle de sa maîtresse errent poursuivies par les esprits, dont les cris lugubres se mêlent aux gémissements des deux victimes et au bruissement des feuilles agitées.

La persistance de cette croyance aux sorciers, aux enchantements, aux présages, est d'autant plus étrange que, dès les premiers temps du christianisme, les évêques s'attachèrent à la combattre. Saint Augustin la condamne avec énergie dans son sermon -221 de Tempore. Saint Éloi, qui fut évêque de Noyon, ville neustrienne, au septième siècle, déclarait

sacrilèges ceux de ses ouailles qui consultaient les devins en cas de maladie, ou prêtaient quelque attention aux augures. R est bon, en passant, de signaler ces faits, parce que les écrivains du dix-huitième siècle, représentant l'antiquité comme le prototype de la perfection,- ont accusé l'Église d'avoir propagé l'erreur et l'ignorance. C'est malgré le clergé qu'elles se sont maintenues. Pour mieux garder leurs superstitions chéries, les paysans les ont habillées d'une forme chrétienne. « Qu'on n'aille point, dit saint Éloi, aux temples, aux pierres, aux fontaines, aux carrefours, pour y faire brûler des bougies ou y accomplir des voeux. » Les villageois ont éludé cette défense en substituant les saints aux divinités païennes. Les malades ne s'adressent plus à Neptune, à Pluton, à Minerve, aux Génies, mais ils disent du médecin :

Qui court après le mière, Court après la bière,

et n'ont de confiance que dans la médecine surnaturelle. La Normandie abonde en fontaines, probablement consacrées autrefois aux dieux mythologiques, actuellement sous l'invocation ' des bienheureux, et dont Feau salutaire a mille fois plus de vertus que celle des sources de Plombières, de Raden-Raden ou de Spa.

Le paysan normand invoque saint Hildevert contre les vers, saint Eutrope contre l'hydropisie, saint Gerbold contre la dyssenterie, saint Sébastien contre la peste, saint Raven et saint Rasiphe contre les mans ou larves des hanne - tons, sainte Honorine et saint Thomas Recket contre la fièvre, saint Siméon contre les dartres, saint Julien, saint Clair et sainte Claire contre les maux d'yeux, saint Sulpice contre les rhumatismes, etc. Les églises de Sainte-Clotilde, des Andelys, de Notre-Dame de Ron-Secours sur la côte, de Sainte-Catherine, de Notre-Dame de Grâce à HonÛeur, sont fréquentées par des milliers de pèlerins et encombrées d'ex-voto.

VIII

SUITE DES USAGES POPULAIRES

Nous n'avons plus qu'à glaner çà et là dans nos volumineux documents quelques notes éparses pour compléter notre travail.

Ainsi, il nous faut parler delà louée, marché aux domestiques qui se tient au mois de juillet dans les campagnes. Les garçons de ferme et journaliers en disponibilité, les servantes sans place, se réunissent dans une prairie, chacun paré de ses plus beaux atours et tenant l'instrument de sa profession spéciale. Le charretier a deux fouets sur l'épaule, le berger mène un chien en laisse, le batteur porte un fléau, la fileuse une quenouille. Les fermiers et fermières arrivent, se promènent de groupe en groupe, examinent attentivement les candidats à la domesticité, et accostent ceux qui paraissent réunir les conditions requises. Les pourparlers sont brefs et explicites.

« Veux-tu deplacher chez mai? — Oui da. — Comben qu'tu demandes? — Trente pistoles. — C'est ben cher; qu'é qu' tu chais faire? — J savons labourer, panser les vaches, etc. — Nnous harigachons point ; j'te donnerons vingt-cinq pistoles. ■— C'est point assez ; faut point être grec; mettez-en vingt-huit. — Non; vingtcinq et deux paires de sabots, et une blouse

neuve, etc. »

Les conditions arrêtées, les contractants se frappent dans la main ; le larmier donne des arrhes, et sans autres formalités le domestique est engagé pour un an.

Aux environs du Havre, dans la prairie de Saint-Clair, les garçons qui cherchent un emploi l'indiquent en attachant au bout d'un fouet des fleurs qu'ils enlèvent aussitôt qu'ils ont conclu un arrangement. Les servantes portent sur leur coeur un bouquet qu'elles mettent à droite après avoir réussi à se placer. La louée se termine par des danses et des libations.

Un fait singulier, mais positif, c'est que la plupart des. Normands ont la mâchoire dégarnie de son ornement naturel. Des Cauchoises de dix-huit ans, blanches et fraîches, vous laissent voir,en ouvrant une bouche vermeille, une cavité hérissé de chicots qui sont, en tout autre pays, l'indice de la décrépitude. On a attribué cette triste particularité à Feau des sources ; mais l'eau n'est pas identique partout et d'ailleurs beaucoup de Normands s'abstiennent de ce liquide peu savoureux. Nos faibles connaissances en chimie nous portent à croire que les dents des Normands sont détériorées par l'acide malique contenu en abondance

daus le cidre, et doué de propriétés corrosives qui attaquent tous les émaux.

Le costume normand varie suivant les localités. Dans les villes, il se distingue peu de celui de l'universalité des Français ; seulement les femmes de la classe ouvrière portent des bonnets de coton, à l'instar des pâtissiers, et celte coiffure, si disgracieuse sur la tète des maris, n'ajoute en aucune manière aux

charmes de leurs moitiés. De longs paletots de bure, des bonnets de laine rouge ou bleue, de longues culottes, tel e^t l'équipement des pécheurs des côtes de l'ouest et du nord. Celui des Normandes se diversifie à l'infini ; mais toutes, jusqu'à la fille d'auberge de Domfront, occupée des travaux domestiques, ont la science instinctive de la coquetterie. Les Cauchoises, les Fécampoises, les GranRetjur

villaises, les Rayeusaines, sont surmontées de bonnets de formes variées, obélisques de tulle, de mousseline et de dentelles connus à Paris sous le nom générique de bonnets cauchois, et dont l'apparition cause tant d'ébahissement aux badauds de la capitale. Ces bonnets sont la pièce essentielle, la cheville ouvrière de l'ajustement. La servante consacre ses économies à l'embellissement de sa coiffure pyramidale ; la fermière aisée superpose en étages, sur ses cheveux blonds et lisses, pour 1,000 à 1,200 francs de valenciennes ; la demoiselle

riche, vêtue conformément aux prescriptions du Journal des Modes, Parisienne par le reste de sa toilette, se maintient Normande par le bonnet. Nous résumerons ce que nous avons dit en faisant remarquer que l'idiome du peuple en Normandie n'est pas précisément un patois ; c'est de la langue d'oui mêlée de français corrompu, ou rendu méconnaissable par une prononciation vicieuse. Il y a quatre variétés différenciées entre elles par des nuances peu appréciables : le bas normand, le cauchois, le haut normand et le purin.

En basse Normandie, on traîne lentement sur les phrases, on allonge les périodes, en cadence les mots. L'accent est plus rapide en haute Normandie, mais aussi plus chantant. Les terminaisons sont sonores et tinlent comme une guimbarde. Les Normands gyasseyent ou font rudement résonner les r. Ils prononcent que le ch : un capél, une queminée, un quien. Dans la bouche des paysans, ée à la fin des mots se change en aie, assemblaie; ce en che, plache> aux en as, vias, bestias; gue eu ve, un vé, une vaule, un vipïllon (goupillon) ; se en die, canchon, cacheur.

Le Cauchois substit ue os en ou dans fos, mos cos, etc.; eu à n dans équcume, forteune, leune, pleumet, et, par une contradiction singulière il dit ju pour jeu, et adiu pour adieu. Il bredouille et escam ote les r dans la mé, un éclé, une félie (foire), un jou, une pédrix, un abre la cuziosiiai, une coutuzière.

Nous avons donné des échantillons du dialecte normand. Citons encore quelques mots expressifs et pittoresques : agohée, accueil bruyant ; chacouter, parler bas; se dégouginer, se dégourdir, en parlant d'un adolescent; détourber, mettre obstacle ; estores, garnir de tout ce qui est nécessaire; harmoner, gronder; rolillon, trognon de pomme ; super, humer (super un oeuf). Complétons ce vocabulaire par la version en patois bessin d'un passage de FÉcriluie :

Un homme avait deuxéfants, dont le pu pliot li dit unjouor : Menpère, bayez-meilapartdu bien qui me revient, et le père leux en fit le partage.

Dans treisjouors apreuxle pu jeune des deux éfans ayant pris sen cas, s'nallit fère un viage dans les poués étrangiers, où y mougit tout sen cas en lequeries et en bonbances.

Quand tout fut maugi, il arrivit une grande fameine dans le poués et y c'menchit à ête dans la misère jusqu'au cou.

On peut juger de l'analogie de l'idiome normand avec la langue d'oui, en comparant ce fragment à une traduction du Pater, faite au onzième siècle par ordre de Guillaume le Conquérant :

Li nostre père, qui iès es ciels, saintefiez seit li tuens auras; amenget li tuns règnes, seite feite la tue voluntet si cum en ciel et en la terre, et nostre pain

cotidian dun a nus oï, et pardune à nus les nos detes essi cum mes pardununs a nos deturs, ne nus meineen temtatiun, mais délivre nus de mal.

Le patois cauchois a des termes particuliers, ou plus usités dans le pays de Caux qu'en basse Normandie. Plusieurs expressions normandes se retrouvent dans l'argot et dans le vocabulaire populaire de Paris, comme arias, aveindre, agoniser, boucan, bisquer, dévaler, fratrès (perruquier), pleutre (avare), avoir le taff (avoir peur), truc (malice), turne (cabane), etc. Le dialecte des bagnes s'est infiltré dans celui des purins, le seul des patois normands qui possède un monument littéraire : le Coup d'oeil purin, pamphlet publié en 1772, en faveur du parlement de Rouen contre le conseil supérieur établi par le chancelier Maupeou. Le passage suivant est toujours de circonstance pour la forme et pour le fond :

Il t'est avis doun, pors misère,

Qu'ch'est eun bonn métier qu'd'être rouai ?

Nennin : ch 'est ben plutôt, ma fouai,

Z'eun'viye à damner eun corsaire.

Par exemple, i veut faire eun' louai ;

I s'adrèehe à sen ministère,

I dit à stila : • Pale touai. »

Stila dit du nouair : « Perdié vère. s

Dit stichitte : « J'vo soutiens mouai

Qu'ch'est du blanc. — Nennin, ventregouai ! ,

Fait l'eun, « Ch'est bleur: s l'autre : t Ch'est ja' ne.»

Net ch'est par là que v'ià pourquoai

Qu'o no happe six quarts pour aune.

L'ancienne langue northmane, que les compagnons de Rou avaient importée de Norwége, élait peu mélodieuse, témoin celte hymne de guerre qu'entonna Einar, frère de Rou, après avoir tué Halfdan, assassin de leur père :

PeTiit liefe ec Ragnvallds dautha, Enn retho tlivi N'orner, Nu er foie stutill falinn, At fjorthungi minora.

« J'ai vengé la mort de Ragnwald ; ainsi l'avaient prononcé les destinées. Maintenant la colonne du peuple est tombée, pour ma quatrième part. »

Pour peu que l'on connaisse d'allemand et d'anglais, on est frappé des rapports de ces deux langues avec celle-ci, où l'on trouve l'étymologie de hâve, haben ; de Death, tod,

mort ; de folk, peuple ; fait, tomber ; fourth, quatre.

Quelques noms de lieux se ressentent encore de leur origine northmane, comme le pays d'Auge, à'alg (prairie), Routot (la maison de Rollon), Étre-tat (la ville de l'ouest). Les mots lu ou beuf (village), et fleur (flot), sont conservés dans Criquebeuf, Quillebeuf, Elbeuf (autrefois Wallebu), Harfleur, Honfleur, Vitefleur, etc. Les noms en bec, comme Rolbec, Caudebec, Annebecq, Reaubec, Robec, de beccus (ruisseau), sont antérieurs à l'invasion northmane. Les noms en ville lui sont postérieurs, comme Marcouville, Roqueville, Granville , Grainville , Marlainville, Tocteville , Équesdreville, Rloville, Norville et des milliers d'autres.

Avec la langue du moyen âge se sont maintenus de vieux sobriquets tantôt dus à un fait historique, tantôt imaginés avec de satiriques intentions. Nous avons vu qu'on nommait les Normands bigots, soit à cause de leur dévotion, soit parce que Rou, invité à baiser la chaussure de son suzerain Charles le Simple, s'écria : Ne se by got (non, de par Dieu) ! Les Cauchois furent longtemps ridiculisés par l'épithète de caillettes et de fïoquets,etles Normands de la rive gauche de la Seine le sont encore aujourd'hui en basse Normandie par celle des Houivets.

Les Rouillois, campés au bord de la Seine, entre deux longues côtes qu'on gravit pour pénétrer dans l'intérieur des terres, ont mérité le surnom de Hale-bissacs par la frénésie avec laquelle ils se ruent sur les paquets des voyageurs.

Une politesse exagérée a valu aux Brionnais la dénomination de culs-tors.

Les habitants de Louviers furent appelés mangeurs de soupe pour s'être laissé surprendre par le maréchal de Biron, à midi, heure du dîner, le 6 juin 1S91 ; ceux de Montivilliers, mangeurs d'oreilles, après que l'un d'eux eut, dans une lutte, déchiré avec ses dents l'oreille d'un Harfleurtois ; et ceux de Criquebeuf, brûleurs d'âne, parce qu'un mercredi des Cendres ils s'avisèrent de livrer un âne aux flammes en même temps que l'effigie du mardi-gras.

La ville de Pont-Audemer, dépendant du diocèse de Lisieux, fait maigre tous les samedis

samedis Noël et la Purification : règle hygiénique dont étaient exempts les habitants de la rive droite de la Risle, appartenant au diocèse de Rouen : telle est l'origine du sobriquet de mangeurs de pois donné aux indigènes de PontAudemer.

Les Mantilliens ont le titre de va-nu-pieds, depuis qu'en 1639 ils se soulevèrent, refusèrent l'exécution des édits bursaux , et, sous le commandement d'un cordonnier d'Avrauches, colonel de l'armée souffrante, luttèrent pendant trois ans contre les troupes du roi.

On dit encore en Normandie, avec plus ou moins de raison, les friands de Caudebec, les piaffeux d'Évreux, les danseux des Andelys, les caristaux (mendiants) de Villers, les juifs d'Harcourt, les baratseux (fourbes) de la Selle, les chiens d'Exmes, les. faux témoins de Brétoncelles, les pirottes (oies) de Saint-André de Messei, les joleux (railleurs) d'Yville, les jureurs de Rayeux, les coniaux (bavards) de Barou, les museurs (musards) d'Avranihes, les paresseux de Verneuil.

Aux sobriquets se mêlent les dictons :

Domfront, ville ed' malheur, Arrivé à midi, pendu à une heure.

Selon la tradition populaire, quatre chaudronniers de Villedieu rencontrent un inconnu, l'insultent, le forcent à porler leurs paquets jusqu'à Domfront où ils entrent à midi. L'étranger se fait reconnaître pour le roi, et se venge du peu de courtoisie de ses quatre compagnons en ordonnant leur supplice.

Cette histoire n'est ni vraie ni bien trouvée. N'est-il pas plus supposable que les environs de Domfront étaient hantés de gens aux mains crochues, dont l'exécution avait lieu en cette ville, à la suite de débats expéditifs ? Les Normands, prétendait jadis la malveillance, s'exposaient souvent à périr par la corde, et refusaient de semer du chanvre de peur de fournir des armes contre eux-mêmes.

Or, écoutez, petits et grands, Le catéchisme des Normands, Par la chicane et la potence. C'est la double inclination De cette noble nation.

On disait d'Alençon, capitale d'un duché,

siège d'une cour où les gentilshommes se ruinaient en frais de représentation :

Petite ville, grand renom,

Habit de velours, ventre de son.

Trun en Trunois, Les femmes accouchent au bout de trois mois ; Mais seulement la première fois.

L'explication de ce tercet pourrait figurer dans Boccace. Un paysan, dont la femme venait d'accoucher après trois mois de mariage, va consulter un avocat sur cette délivrance prématurée : « Le cas est tout simple, dit celui-ci, il a été prévu par la coutume qui pose en principe qu'à

Trun en Trunois, Les femmes accouchent au bout de trois mois.

Le paysan se retire, étonné que la loi contrarie ainsi la nature. Un an plus tard, .c'était la nature qui contrariait la loi, car un second enfant naissait au bout des délais ordinaires. « Tout s'est passé selon la règle établie, » dit Favocal interrogé de nouveau, « et j our vous en convaincre, il me suffit d'achever la lecture de l'article du coutumier :

Trun en Trunois, Les femmes accouchent au bout de trois mois ; Mais... seulement la première fois.

Il n'est pas de ville où, en faisant des fouilles dans le peuple^ on ne découvrit de ces sorles de médailles frappées par les moeurs.

C'est à en recueillir le plus grand nombre possible que Fauteur de cette monographie s'est appliqué.

EMILE DE LA BÉDOLLIÈRE.


 


 

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