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Sire de Sei, la Normandie en toute liberté!
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1 avril 2022

La dernière leçon de géographie du professeur Armand Frémont (1933 - 2019)

Dans la perspective du grand colloque d'hommage qui lui sera enfin consacré les 20 et 21 juin prochain à l'Université de Caen, un important volume vient de paraître aux éditions de l'Université de Caen (Maison de la Recherche en Sciences Humaines) qui rassemble les textes des auteurs et contributeurs inscrits au colloque.

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Armand Frémont eut une longue et riche carrière de professeur de géographie dans l'université française et il fut aussi un haut-fonctionnaire apprécié dans l'administration de l'Education Nationale en tant que recteur d'académie. Dans l'ordre de la géographie il laissa une empreinte d'humanité et créa le concept d'espace vécu. Enfin dans notre univers normand contemporain, Armand Frémont le Caennais joua, avec son ami et compère Rouennais François Gay, un rôle majeur puisque ces deux-là peuvent être considérés comme les pères intellectuels de notre unité régionale normande enfin recouvrée: c'est la raison pour laquelle, à l'initiative d'Hervé Morin, deux salles dans les hôtels du conseil régional, portent désormais leurs noms. Un auditorium "Armand Frémont" à l'abbaye-aux-dames à Caen et une salle de réunion "François Gay" à l'hôtel de région de Rouen.

Ayant eu le plaisir et l'honneur de croiser la route du professeur Frémont au sujet de nos affaires normandes, j'ai contribué à cet hommage avec le texte suivant que l'on retrouvera en partie dans le volume cité plus haut.

Nous vous le proposons ci-après en sa version intégrale originale.

Monsieur Frémont, merci encore pour tout ! Car les Normands qui aiment vraiment leur région vous doivent beaucoup...


 

Géographie humaine ou géographie fonctionnelle ?

La dernière leçon de géographie du professeur Frémont

 

Témoignage

Les obsèques d'Armand Frémont, professeur de géographie, professeur de Normandie eurent lieu vendredi 8 mars 2019. L’autoradio m’apprend que ce vendredi était aussi la journée internationale de la femme. Il est4 heures de l’après-midi.L’église de Saint- Martin- de- Francheville, est une église rousse et rugueuse plantée au milieu de son village rural, chargée d’histoire avec des pierres de fondation qui ont connu le temps où la Normandie des ducs se disait au féminin.

Venant du périphérique de Caen saturé par les premiers départs des Parisiens en week-end, après deux heures de route sur les départementales désertées du Pays d'Auge et du Pays d'Ouche, en tournant sur des hauteurs où les éoliennes le disputent désormais aux clochers, je garai ma Clio diesel estate dont le moteur est fabriqué à l'usine de Cléon près d'Elbeuf, au chevet de l'église de Francheville, c'est- à- dire, devant l'ancienne école laïque. En face, vers l'Occident, devant le vénérable clocher couronné d'ardoises, se trouve la maison commune avec les mots "Liberté, Egalité, Fraternité" inscrits juste en dessous de la gouttière.

La place du village est celle de l'église. C'est un parking autour duquel se pressent de petites maisons aux toits de tuile et aux volets blancs quand ils n'ont pas encore été remplacés par des volets roulants en PVC de la même couleur.

Au milieu des voitures, les personnes qui savaient pourquoi elles étaient là commencèrent à se rassembler. Je remarquai là une voiture accidentée de couleur blanche et à laquelle il manquait la roue avant-droite:elle était immatriculée à Paris... J’ai pensé aussitôt à une leçon de géographie que l'on pourrait faire avec le concept d'espace vécu cher à Armand Frémont.

Les groupes se rassemblent, les affinités se retrouvent, les connaissances universitaires et les autres. La famille, c'est-à-dire les enfants d'Armand Frémont, se tenait rassemblée autour de Madame Frémont sur le perron de l'église. Il y avait de l'air qui faisait battre les basques des vestes. Les cheveux de l'une des petites filles dansaient au gré du vent froid.

Nous avions tous un point commun: outre notre amitié filiale ou intellectuelle pour Armand Frémont, nous n'habitions pas là. Nous ne vivions pas là. Nous venions tous de nos grandes villes: qui de Paris, qui de Rouen, du Havre ou de Caen... La chose, d'ailleurs, fut notée, interrogée : "Pourquoi nous a-t-il fait venir ici? La cérémonie aura-t-elle lieu dans cette église?". Moi même, en arrivant, j'eus quelques secondes la crainte de m' être trompé d'endroit... Dans les nombreux replis du paysage normand, combien de clochers et de villages en "ville" peuvent se nicher! Etais-je arrivé dans le bon Francheville? Le paysage n'est pas fait pour les voyages à plus de 80 km/h...

Les quatre heures de l'après-midi sonnèrent au clocher: Armand Frémont fils nous invita à entrer dans l'église. Nous étions, peut-être, une soixantaine. Je n'ai pas compté. En revanche, mise à part la présence de Philippe Duron, l'ancien député-maire de Caen et de sa femme, il n'y avait là, sous le berceau de bois de la vénérable nef, aucune huile officielle...

Mais qu’importe, puisque là où se trouve désormais Armand Frémont, les titres, hommages et décorations n'ont plus aucune valeur d’autant plus que Monsieur Frémont, en parfait seigneur de lui même, en"sire de sei", ne fit jamais l’étalage de ses qualités: c’est inutile quand on sait qui l’on est et d'où l'on vient. C'est inutile sachant que l'essentiel est d'être avec les autres pour les aider à être ce qu'ils sont.

C'est ainsi que Frémont était universitaire avec les universitaires, haut-fonctionnaire avec les haut-fonctionnaires, professeur avec ses élèves et avec ses collègues professeurs, paysan avec les paysans, Havrais au Havre avec les Havrais, Normand avec la Normandie et les Normands... Mais aussi, Chrétien dans une église: il nous l'avait caché, avec modestie, pour ne pas indisposer...

Mais aussi pour nous faire la belle surprise d'une dernière leçon de géographie à méditer...

Avec cette question:

La notion d'espace vécu qui est celle d'une lucidité qui peut tous nous faire les géographes de notre quotidien, ne s'accomplit-elle pas totalement lorsqu'il s'agit de prendre conscience d'un enracinement?

Un enracinement dans un lieu, dans l'épaisseur d'un paysage, dans le temps très long d'une tradition, un enracinement individuel, libre et volontaire pour ne pas être qu'une monade incertaine, évanescente, perpétuellement agitée, transportée ici et ailleurs en se croyant de partout ou de nulle part dans la "liquidité identitaire" brassée par la centrifugeuse des métropoles de la mondialisation.

En faisant le voeu d'avoir ses funérailles dans l'église normande qui l'avait vu marié à sa femme avant que d'être inhumé en terre normande au cimetière de Verneuil-sur-Avre, le géographe Armand Frémont qui a médité toute sa vie sur l' ici et l'ailleurs et sur les midis vus à toutes les portes du monde, opte pour le souci de ses fins dernières, en faveur d'un espace vécu radical, au sens premier du mot: la terre où dorment les ancêtres et de laquelle les arbres qui se réveillent chaque année pour un nouveau printemps, trouvent, avec leurs racines, l'énergie de la vie.

Ce n'est pas du Barrès mais du Frémont.

Car il ne s'agit pas de préparer une germination identitaire revancharde avec la terre des cimetières mais de cultiver notre âme comme si nous avions la certitude d'avoir, quelque part dans le vaste monde, un petit courtil, un petit gardin...

A l'intérieur de l'église, à la grande surprise de l'assistance, la dernière leçon de géographie du professeur Frémont fut magistrale...

En effet, c'était la Charité de Saint Martin affiliée à la paroisse Sainte Marie du pays de Verneuil qui officia en lieu et place de monsieur le Curé absent et débordé à force de courir la campagne...  Cette charité a été fondée à la fin du XVe siècle. Après 150 années de mise en sommeil, elle fut remise en service en 2016: les laïcs suppléent ainsi à la raréfaction des prêtres pour l'administration du dernier sacrement.

La simple et sobre solennité des Charitons portant en écharpe leurs ornements noirs brodés d'or, cloche en main, le chemin de lumière des cierges portés en avant du cercueil par les lucifères, l'encensement du défunt et de l'assemblée par les thuriféraires, les paroles fortes, simples et austères du maître de cérémonie nous invitant à méditer par nous-mêmes le récit de la rencontre du Christ ressuscité avec les pèlerins d'Emmaüs, le chant de l'Ave Maria à la tribune de l'orgue par le chantre, nous remplirent d'une émotion intense et cette émotion c'était celle de retrouver encore vivante la plus archaïque des traditions que l'on croyait disparue sous prétexte que le progrès, la montée de l'individualisme, le matérialisme, le désenchantement du monde, etc...

Ce n'était pas du Zemmour mais du Frémont...

Cette émotion était d'autant plus grande qu’elle nous obligeait à constater qu'un éminent professeur ayant fait une grande carrière universitaire ainsi que dans l'administration de l'Etat, ayant son domicile parisien près de la Sorbonne tout en ayant sa maison de week-end dans le Pays d'Ouche, ait souhaité non pas des funérailles parisiennes mondaines mais de nous dire humblement adieu avec l'une des plus ancestrales traditions spirituelles de notre Normandie...

Les Charitons existent depuis la fin du Moyen-âge dans les diocèses de Lisieux (pays d'Auge, Lieuvin) et d'Evreux (pays d'Ouche): ce sont des confréries laïques qui prennent en charge les obsèques pour les familles qui n'en ont pas les moyens. A l’origine, il s'agissait de suppléer le clergé débordé à l'occasion des surmortalités liées aux épidémies de peste: d'où l'usage des sonnailles pour alerter les habitants au passage des convois funéraires...

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Au frère chariton qui quêtait sous le porche de l'église, je déclarai mon bonheur de savoir que cette antique tradition se perpétuait encore et que c'était celle qu'avait choisie le professeur Frémont pour nous quitter. Après avoir échangé quelques mots avec lui sur le rôle joué par le défunt dans la renaissance de l'unité normande, le chariton me regarda fixement et enferma mes deux mains dans les siennes…

 Ce n'est pas du Guilluy mais du Frémont.

En échangeant avec l'un des membres du collectif des géographes universitaires normands présents aux obsèques, j'apprenais qu'Armand Frémont nous avait quitté brusquement alors qu'il était en pleine activité intellectuelle: le fauteuil de son repos quotidien dans sa maison de Francheville étant devenu subitement celui de son repos éternel, le géographe et écrivain Armand Frémont laissait sur sa table de travail les écrits et papiers d'une dernière étude consacrée aux Gilets Jaunes du pays de Verneuil-sur-Avre : Il est probable que parmi ceux qui portèrent la chasuble jaune fluorescente sur les rond-points, on en trouve quelques uns qui portent aussi l'écharpe brodée du chariton... Qui sait!

Géographie humaine ou géographie fonctionnelle ?

Après la dernière leçon du grand professeur quelques travaux pratiques sur l’Axe Seine :

Dans un entretien accordé le 19 janvier 2021 au Journal du Grand Paris au sujet de l’avenir compliqué de la mégalopole parisienne, l’architecte et urbaniste Roland Castro nous conte l’histoire d’un « pied trop grand dans une chaussure trop petite »

Citation :

« La chaussure c’est la Région, trop petite. Dès lors, je pense qu’il faut lancer une campagne pour créer la région Paris-Normandie. Comme une telle réforme suppose la disparition d’une des deux régions, il ne faut peut-être pas trop demander leur avis aux exécutifs directement concernés. Mais cela permettrait de construire à la fois le port et la Métropole, de former ainsi une vraie Région, avec de l’urbain et du rural. En Ile-de-France, nous avons un grand urbain et un petit rural. »

Le vrai sujet ne serait-il pas celui d’un pied « grand-parisien » qui gonfle quitte à faire des Normands des Va-nus-pieds ? L’hypertrophie parisienne donnerait-elle le droit de disposer du territoire d’autrui quitte à mépriser la légitime représentation démocratique des populations concernées ? Peut-on fabriquer une « vraie » région en ne suivant qu’une logique constructiviste ou en n’ayant qu’un rapport instrumental au territoire ? N’y a-t-il pas là une certaine naïveté faute de prendre suffisamment l’idée régionale au sérieux ? (Hulbert, 2011)

L’enjeu d’intérêt national de l’Axe Seine qui consiste à améliorer les relations entre la mégalopole parisienne et la Normandie fluviale et maritime, pourrait prochainement devenir le lieu d’un affrontement politique entre une conception humaniste de la géographie chère à Armand Frémont qui constate l’enracinement des populations dans leurs réalités socio-économiques, dans leurs héritages historiques et culturels et une conception fonctionnelle de la géographie : celle qui préside à l’aménagement du territoire généré par les intérêts et les projets des grands donneurs d’ordres privés et publics des pouvoirs centraux parisiens dans le but de mieux intégrer le potentiel national à la mondialisation : un schéma inspiré par l’idéologie libérale. (Attali, 2010)

Dans un article proposé en 2013, les géographes Yves Guermond et Arnaud Brennetot en faisaient déjà le constat et l’analyse.

Citation :

« Désigné sous divers toponymes (« Axe Seine », « Seine Métropole » ou « Paris-Seine-Normandie »), ce projet métropolitain d’échelle interrégionale repose sur l’hypothèse que Paris et la Basse Seine auraient vocation à former un ensemble économique intégré. (…)  Parmi les initiatives proposées dans le cadre du Grand Paris, l’idée de consolider l’« Axe Seine », en reliant Paris à l’estuaire du fleuve, et plus largement en arrimant la façade maritime normande à l’Île-de-France, s’est rapidement imposée comme une façon de permettre à la « région capitale » de maintenir son rang parmi le club restreint des villes mondiales.»

Cette article se proposait même de vérifier si « les justifications avancées par les promoteurs de l’Axe Seine s’appuient sur un argumentaire néolibéral entièrement naturalisé, érigeant la soumission à la concurrence mondiale en élément constitutif du projet territorial considéré ici. »

Huit ans après cet article prémonitoire et deux ans après la disparition d’Armand Frémont, nous y sommes.

En proposant la création de la région « Paris-Normandie », Roland Castro s’inscrit, donc, dans la logique de la géographie fonctionnelle quitte à confondre la carte et ses territoires, le projet ou l’enjeu avec son espace.

 Cette conception fusionnelle de l’Axe Seine par la géographie fonctionnelle est partagée de même par certains élus locaux de l’Ouest parisien mais aussi et surtout par Anne Hidalgo, la maire de Paris qui, avait proposé, à l’occasion d’un colloque célébrant les dix ans de l’initiative de Nicolas Sarkozy sur le Grand Paris et l’Axe Seine, de créer « une grande région de l’Axe Seine ». Propos tenus devant Edouard Philippe, l’ancien Premier ministre redevenu maire du Havre, le 29 septembre 2020, par ailleurs, jour de la fête des Normands…

 Invitée le 11 février 2021 avec Edouard Philippe par Nicolas Mayer-Rossignol maire et président de la métropole de Rouen Normandie pour réfléchir à une relance de l’Axe Seine, Anne Hidalgo confirmera la veille dans un entretien paru dans le quotidien « Paris-Normandie » sa vision fusionnelle fonctionnelle tout en y mettant plus de nuances et de prudence tandis que dans la presse locale havraise, Edouard Philippe démentait tout projet de fusion entre la Normandie et l’Ile-de-France.

Le lendemain, Valérie Pécresse et Hervé Morin qui président aux destinées des régions concernées, faisaient paraître une tribune sonnant le rappel au réel : l’avenir de l’Axe Seine ne saurait se faire sans les régions concrètement concernées puisqu’elles vont en être le principal partenaire de projets et de finance aux côtés de l’État central.

 Par ailleurs, les propos de M. Castro et de Mme Hidalgo risquent de contribuer à une instrumentalisation politicienne de l’actuel projet de port unique de l’Axe Seine à l’occasion des élections régionales et présidentielles puisque cette conception fusionnelle par la géographie fonctionnelle d’un axe Paris-Rouen- Le Havre peut être, d’ores-et-déjà, perçue comme une menace directe contre l’intégrité de la région Normandie réunifiée depuis 2016.

Disons-le sans ambages : l’idée d’une fusion absorption de la Normandie utile séquanienne dans la région parisienne sous le double prétexte de régler les problèmes franciliens et de mieux organiser l’enjeu national de la vallée de la Seine qui permet le lien vital entre la mer et une capitale terrienne trop centrée sur elle-même, est une vieille lune ! Vieille lune aperçue par le Premier consul Bonaparte en 1802, puis par Paul Delouvrier dans les années 1960 et, plus récemment, par l’urbaniste Antoine Grumbach en 2010…

Vieille lune, en effet, poursuivie par les pouvoirs centraux parisiens d’un jacobinisme qui a du mal à comprendre nos affaires maritimes et régionales. En effet, les deux réalités sont liées car un port maritime qui fonctionne bien parce qu’il fait rayonner son hinterland, est un port qui, avant tout, s’appartient en ce sens qu’il est géré localement par les acteurs qui le font vivre. Pour le dire d’un mot inspiré par la pensée d’Armand Frémont: un port qui fonctionne bien est un espace vécu piloté par ceux qui le vivent et le font vivre. (Frémont, 1997/2009)

C’est le modèle hanséatique qui sied si bien aux villes maritimes de l’Europe de Nord et qui fait la réussite commerciale insolente de leurs ports. C’est ainsi que l’on apprend la fusion des ports d’Anvers et de Zeebruges en un port unique qui ambitionne d’être en 2022 le premier port européen pour ses performances maritimes, logistiques mais aussi sociales et environnementales : il sera dirigé par une femme conseillère municipale de l’échevinage d’Anvers.

Ce contre exemple venu des Flandres pose une question que l’on refuse de voir à Paris qui est celle de la subsidiarité régionale à savoir qu’un enjeu d’intérêt national est souvent mieux géré depuis le territoire où il se trouve et par les autorités locales dont il dépend directement. (Valin, 2019)

 La Normandie réunifiée, une vraie région au service de l’intérêt national par le mariage réussi entre la géographie humaine et la géographie fonctionnelle.

Visitant Le Havre en 1802, le Premier Consul n’avait rien compris car il voulait faire d’un grand port du commerce atlantique un port militaire pour faire la guerre à l’Angleterre. Fort heureusement, grâce à l’Entente cordiale ouverte en 1815, la Manche fut enfin en paix et les ports normands gouvernés localement par leurs chambres de commerce, s’offrirent un deuxième âge d’or clôturé par le retour de la guerre sur nos côtes avec la Seconde guerre mondiale et l’anéantissement de la Normandie urbaine et portuaire sous les bombes de la Libération. (Maneuvrier, 2018)

Après le désastre absolu de 1944, la Normandie a été nationalisée pour sa reconstruction sur la base d’une confusion qui se révélera néfaste entre l’intérêt régional et l’intérêt national parisien. L’État créa deux régions normandes en 1960 à l’occasion du retour de la vieille lune  aperçue par Bonaparte : étendre un serpent urbain et industriel le long de la Seine de Paris au Havre au moment où Rouen aurait pu jouer son rôle de métropole régionale d’équilibre pour le Nord-Ouest entre Lille et Nantes dans le cadre d’une région normande unique.

Le résultat de cet aménagement territorial étatiste et fordiste fut plus que mitigé pour les Normands: une illusion de progrès et de modernité dans les années 1970 qui s’est dissipée dans les douleurs sociales de la grande crise de désindustrialisation des années 1990-2000 avec une stagnation du potentiel régional, un retard dans l’équipement du territoire, dans la métropolisation et le niveau de formation, des emplois et des salaires.

Des mauvais choix parisiens ont donc, pendant 60 ans, amoindri les réalités régionales normandes : de là à dire que la Normandie n’existe pas ou n’existe plus au-delà de la carte postale patrimoniale ou de la relique muséale… Il est probable qu’une Normandie unifiée plus rayonnante et plus autonome aurait apporté bien plus à l’intérêt général de la France qu’un espace aval divisé et dominé par son amont parisien. Partant de cette intuition, le débat intellectuel et politique pour la création sur l’espace géo-historique normand d’une région unique, qui avait défrayé la chronique régionale dans les années 1970, reprit une nouvelle vigueur à partir de la fin des années 2000. (La Normandie en débat, 2012)

Depuis cinq ans, la Normandie est heureusement réunifiée suite au choix historique imposé par le président Hollande : c’est la seule région de France où la réforme de 2015 se passe plutôt bien car la région de la raison s’est mariée avec la province de coeur faisant de la Normandie un cas unique (avec la Corse) sur la carte régionale de France bouleversée en 2015.

De fait, la création d’un conseil régional normand opérationnel, capable de réaliser par ses compétences et ses finances des projets concrets est la seule action d’importance en dix années de bavardage élégant sur le développement de l’Axe Seine.

Ce détour rapide par l’histoire contemporaine de la question normande démontre qu’une conception humaniste de la géographie qui est celle de l’espace-vécu, celle des réalités socio-économiques et de l’enracinement dans une géo-histoire séculaire, permet une appropriation concrète et efficace des enjeux et des projets. Cette conception s’oppose à la vision fonctionnelle et froide présentée par un Roland Castro qui avait pourtant su montrer avec talent qu’il était capable d’apprécier à l’échelle des quartiers populaires de la banlieue parisienne ce qu’il refuse aux Normands: une fierté au service d’une communauté de destin capable d’agir dans la réalité.

Au Grand-Paris qui voudrait avaler la Seine aval sans l’aval des Normands, nous proposons avec d’autres un grand pari normand plus intelligent pour la France, qui est celui du « laissez-nous faire ! » : Le Grand-Paris, première région urbaine d’Europe a manifestement besoin de la Normandie qui lui apporte l’air du large. (Morin, 2018) Une coopération territoriale s’avère indispensable mais elle doit se faire dans le respect réciproque en évitant la confusion malheureuse entre la carte et les territoires, entre un projet d’intérêt national et son espace de mise en œuvre.

 

Conclusion : la Normandie, une vraie région, au service de l’unité nationale

Dans son édition datée du 19 février 2021 (n°1249), l’hebdomadaire "Marianne" signe sous la plume d'Hadrien Mathoux un réquisitoire contre l'idée régionale qui menacerait notre République "une et indivisible" entamant, notamment, son principe égalitaire:

Cet article évoque la décentralisation comme "cet autre séparatisme" en partant du constat du désastre territorial de la grande réforme régionale de 2015 qui a fragilisé dans l’esprit du grand public l'idée régionale faute davoir été prise au sérieux pour que la France soit enfin dotée de vraies régions harmonisant la géographie fonctionnelle (la région) et la géographie humaine (la province):

Hadrien Mathoux, note que ces "régions hors-sol sans légitimité historique ou démocratique" sont artificielles et semblent éloignées des attentes et des besoins des populations au risque de créer des questions régionales inédites : la Corse puis l'Alsace et la Bretagne dans un proche avenir, expérimentant la communauté territoriale unique.

Le Premier ministre Jean Castex en visite inaugurale le 23 janvier 2021 dans la toute nouvelle communauté européenne d’Alsace qui demeure encore au sein de la région « Grand Est », a exprimé les mêmes doutes quant à la pertinence géographique des grandes régions issues de la réforme de 2015. L’exécutif, tant à Matignon qu’à l’Elysée juge trop puissant le bloc régional renforcé dans ses compétences par la loi NOTRe de 2015. Il faut en équilibrer le pouvoir en le contournant par la réactivation de la déconcentration de l’État dans le but de dialoguer directement avec le bloc communal et départemental : c’est dans ce cadre mental peu favorable à l’idée régionale que le projet de loi « 4D » pour décentralisation, déconcentration, différenciation et décomplexification (sic) est porté par Jacqueline Gourault, la ministre en charge de la cohésion des territoires dans l’espoir qu’une auberge espagnole pourrait contenter toutes les clientèles…

Le préjugé jacobin centralisateur qui craint tout progrès de l'idée régionale perçue comme un facteur de division et de séparatisme devrait prendre enfin au sérieux l'idée régionale pour en expérimenter toutes les opportunités afin de remédier aux défauts incontestables du centralisme mais il est vrai que la regrettable confusion faite entre régionalisme et séparatisme nationalitaire par des mouvances militantes minoritaires ne nous aide pas à penser avec sérieux et sérénité l’idée régionale dans le débat public national car si le concept toujours trop flou de région peut paradoxalement devenir une véritable menace pour la l’intégrité de la République française c’est lorsqu’il est manipulé par la géographie fonctionnelle sans âme ni coeur d'un Grand-Paris devant fusionner avec notre Normandie pour imposer, à terme, l’autonomie d’une « région-état » au centre du cadre national français pouvant s’en affranchir de plus en plus au profit du cadre européen et mondial. (Kénichi Ohmae, 1996)

 

Moralité, ou plutôt, ruse de l’Histoire :

Le maintien d’une vraie région historique normande en aval de la région parisienne sur l’Axe Seine sera, probablement, le meilleur moyen de garder en France la première région urbaine d’Europe.

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