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Sire de Sei, la Normandie en toute liberté!
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7 octobre 2023

MILLENAIRE de l'abbatiale du Mont-Saint-Michel: et après? Conférence de François Saint-James à Caen, le 6 octobre 2023.

Billet de Florestan:

Devant le public enthousiaste ayant totalement rempli l'auditorium du musée des Beaux-arts de Caen au coeur d'un château  en chantier sinon en guerre de tranchées, le guide conférencier de la réunion des musées nationaux François Saint-James a donné une mémorable conférence sur l'histoire du Mont-Saint-Michel à l'occasion d'une séries de conférences publiques, d'expositions et d'évenements organisés pour le millénaire de la construction de l'abbatiale du Mont-Saint-Michel (1023-2023)...

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Une conférence passionnante et plaisante à suivre qui a, d'emblée, remis l'église au milieu du village ou, plutôt, en l'occurrence une abbaye sur son rocher de bon côté de l'eau: devant un public conquis d'avance François Saint James avec une verve truculente a littéralement châtié de ridicule toutes les prétentions chauvines bretonnes sur l'identité et la propriété d'un Mont Saint-Michel essentiellement normand! Mais il tint à préciser que son épouse était... bretonne.

"Ras-le-bol du granite! J'adore la pierre de Caen!" Voilà pour expliquer la raison de sa présence ce 6 octobre 2023 en la cité fondée par Guillaume Le Conquérant.

N'en déplaisent aux guides conférenciers bretons qui sévissent sur les pentes du Mont ou dans les couloirs de l'abbaye, François Saint James l'aristocrate normand des guides conférenciers montois rappelle l'évidence: "le Mont est l'icône de la Normandie. En cette année 2023, année du millénaire de l'abbatiale, nous allons probablement atteindre et dépasser les trois millions de visiteurs dont 65% de visiteurs étrangers. Le Mont a été conçu pour recevoir la foule des pèlerins depuis sa fondation..." François Saint James semble s'en réjouir, nous serions cependant plus prudent, le surtourisme on en parle désormais tant pour le Mont que pour l'autre pyramide admirable normande: la falaise d'Etretat. On verra à la fin de ce billet qu'il y a peut-être une solution pour le Mont...

"Ce millénaire de l'abbatiale et pas du Mont comme le répètent à l'envi les journalistes de Paris est d'ores-et-déjà une réussite. Notre administrateur, (ndlr: Thomas Velter que François Saint-James ne nommera jamais dans sa conférence...) nous a demandé de réfléchir au prochain millénaire à organiser." Pour nous c'est vite vu! En 2027 pardis! Le millénaire Guillaume! Les Bretons auront intérêt à se tenir tranquilles...

Puisque l'on compte les années par centaines sinon par milliers au Mont-Saint-Michel, François Saint-James commença son propos en rappelant l'étonnante découverte d'un archéologue allemand spécialiste du néolithique dont nous vous avions déjà parlé ici: sur le rocher mis en scène par les moines en haut du grand degré à la base du choeur de l'abbatiale, ce rocher sur lequel ce serait assis Saint Aubert pour observer la construction de la première église dédiée à l'archange Michel après 709, on trouve ces mystérieuses "cupules anthropiques" creusées dans le granite de ce rocher et qui formeraient le dessin des étoiles au-dessus de l'axe polaire dans le ciel il y a près de... 6000 ans! 

Manche : un rocher à cupules attire les curieux au Mont-Saint-Michel (francetvinfo.fr)

Cela fait donc 6000 ans que des hommes scrutent le ciel du haut du Mont aujourd'hui dédié à Saint-Michel à la recherche de l'entrée dans le Très-Haut: une antique tradition, immémoriale qui existait encore au Moyen-âge perpétuée jusqu'à Dante plaçait l'entrée du Paradis dans l'Etoile polaire, ce dont témoigne le fameux manuscrit n°210 du Mont-Saint-Michel daté du XIIe siècle qui montre un moine visant l'étoile polaire avec une sorte de lunette astronomique...

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Une autre marque d'origine préhistorique se trouve sur un autre rocher du Mont: la fameuse marque de pied de l'enfant Bain qui aurait, avec l'aide de l'Archange, fait rouler du sommet vers le bas un énorme rocher (un ancien menhir ou dolmen?) afin de faire place nette pour construire le sanctuaire dédié à Saint Michel. La trace de pied autrefois visible sur ce rocher aujourd'hui en partie recouvert de limon et de sable sur lequel est construite la petite chapelle dédiée à Saint Aubert, correspond à une taille 42! Ce n'est donc pas la taille du pied d'un garçonnet...

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Faisons un bon de plusieurs millénaires pour nous retrouver en 709 après Jésus-Christ en pleine époque mérovingienne pour l'évocation de la visite de l'Archange Michel à Aubert alors évêque d'Avranches, l'un des sept diocèses de la province ecclésiastique de Rouen (on le rappelle aux Bretons qui manquent d'instruction...)

Si l'on en croit le texte de la "Revelatio" qui raconte la fondation du Mont Saint Michel, l'archange dut s'y prendre à trois fois pour réveiller et convaincre le prélat réticent afin de construire ce sanctuaire au sommet de rocher isolé au milieu d'un désert de mer et de sable. Mais quand on regarde le récit en détail on s'aperçoit que le récit de la révélation montoise est le décalque de celui de la fondation du sanctuaire michaélique du Mont Gargan dans les Pouilles en Italie du Sud à la fin du Ve siècle. Là-bas, l'évêque local récalcitrant s'appelle Laurent et Michel dut s'y prendre trois fois aussi avec lui.

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Après la création du sanctuaire Montois, Aubert envoya trois émissaires au Monte Gargano pour en ramener les reliques nécessaires afin de fonder un pèlerinage: ils en revinrent avec un morceau du rocher touché par l'Archange ainsi qu'un morceau d'étoffe rouge qui aurait appartenu à la cape du divin messager lui-même. Par contre, point d'os d'Archange puisque les anges sont réputés être de purs esprits. Ces précieuses reliques restèrent dans le trésor du Mont- Saint-Michel jusqu'en... 1793.

Ainsi donc le sanctuaire montois fut conçu comme une réplique septentrionale et occidentale du sanctuaire du Monte Gargano et la copie dépassera en notoriété l'original: le pèlerinage du Mont-Saint-Michel est fondé le 16 octobre 709. Il sera l'un des trois grands pèlerinages de la Chrétienté occidentale avec celui de Saint-Jacques et celui de Rome.

Du point de vue de l'art de bâtir, les choses sérieuses ne commencent vraiment qu'en 966 avec la prise es mains normandes d'un Mont Saint Michel déjà placé dans la province ecclésiastique de Rouen n'en déplaisent à quelques esprits lunatiques errant outre Couesnon qui s'accrochent avec l'énergie du désespoir à ce fameux tractatus armoricanus décidé par Charles Le Chauve confiant les diocèses de Coutances et d'Avranches à la garde d'un soi-disant roi de Bretagne: cette affaire brumeuse ne dura pas le temps qu'il aurait fallu pour la confirmer...

En revanche, nous sommes certains des trois choses suivantes:

1) En 966, le duc Richard 1er de Normandie fit expulser du sanctuaire au sommet du rocher les chanoines installés là depuis Aubert pour qu'ils soient remplacés par de solides moines bénédictins venus de l'abbaye de Saint Wandrille et placés sous l'autorité de l'abbé Ménard venant de Flandre. Les chanoines iront demeurer en bas dans le village qui existe déjà et qui accueille les pèlerins.

2) Dans l'une des maisons du village on retrouve le corps et le crâne de Saint Aubert qui sera très vite présenté aux pèlerins: ce célèbre crâne qui existe toujours (il a échappé aux vandales de 1793) présente un trou de trépanation et les pèlerins étaient invités à y mettre le doigt lors des ostentions de la relique. Longtemps on a voulu croire que ce crâne était préhistorique avec un trou de trépanation datant du néolithique mais une récente datation au carbone 14 vient de démontrer que ce crâne peut être bel et bien celui d'Aubert... Du moins on en est sûr à 95%

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3) Dès 970, les moines bénédictins normands se mettent à bâtir une nouvelle église pour accueillir les pèlerins au sommet du rocher: c'est l'actuelle crypte de Notre-Dame-sous-Terre, comportant une double nef d'inspiration carolingienne et présentant un mur cyclopéen rappelant la grotte du Monte Gargano. Au dessus, une galerie pour l'ostention des reliques.

Autour de l'an Mil se diffuse dans tout l'Occident des récits des miracles attribués à l'archange Michel: le pèlerinage vers le Mont est lancé. La décision est donc prise de construire une grande église sur la pointe du rocher qui serait aussi longue que le rocher est haut et qui aurait les dimensions de l'arche de Noé.

Pour permettre la réalisation de ce chantier gigantesque, le duc de Normandie donne aux moines du Mont l'archipel de Chausey qui fournira un granite d'une qualité exceptionnelle avec des conditions de transports tout aussi exceptionnelles grâce aux marées: la principale île de l'archipel sera littéralement rabotée par les carriers et l'exploitation du granite de Chausey durera jusqu'au début du XXe siècle...

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L'abbé Hildebert inaugure le chantier en 1023 qui commence par l'Est avec la création d'un choeur de style roman voûtée en cul-de-four probablement comme celui toujours existant de l'abbatiale de Saint-Benoît-sur-Loire car il est aujourd'hui démontré que le sanctuaire montois avait des relations privilégiées avec le Val-de-Loire...

Malheureusement, Hildebert mourra deux ans plus tard. Le chantier progresse rapidement vers l'Ouest: en 1060, sous le règne du duc Guillaume pas encore Le Conquérant, une nef comportant sept travées est inaugurée. Elle existe toujours aujourd'hui quoique amputée de ces trois travées du côté Ouest suite à un effondrement survenu en 1784. Cette nef, typiquement normande (alors que le choeur était plutôt ligérien) avec ses trois niveaux élancés (arcades entre piliers; tribune ou triforium et claire voie) n'a jamais été voûtée: elle était probablement à l'origine recouverte d'un plafond plat à caissons en bois peint comme l'étaient les grandes basiliques carolingiennes et romaines.

Cette nef sera l'un des prototypes de la grande architecture normande pour les églises qui va se diffuser puissamment en Angleterre et qui va aussi inspirer le futur art français dit "gothique" à la mitan du XIIe siècle. Demeurent aussi de cette construction normande dont on fête cette année le millénaire les deux puissantes voûtes en plein ceintre qui couvrent les transepts Nord et Sud. En revanche, la tour posée au-dessus de la croisée d'ogives fermant une croisée des transepts probablement ouverte à l'origine sur une tour lanterne, a été reconstruite une première fois au XVIIe siècle puis une nouvelle fois sous sa forme actuelle dans les années 1880...

Ces deux puissants transepts qui débordent du rocher supportant les quatre piles de la tour lanterne, reposent sur la crypte Saint Martin au Sud (occupant probablement l'emplacement d'une ancienne église datant de l'époque mérovingienne qui était à l'entrée du sanctuaire d'où la dédicace à l'évangélisateur de la Gaule) et sur la crypte de Notre-Dame aux trente cierges au Nord: ces cryptes datent des années 1030 et constituent des témoignages précieux sur les débuts de l'art de bâtir des Normands. Dans la crypte Nord on trouve aussi des vestiges des décors peints qui autrefois devaient habiller tous les murs exposés à la vénération et à la contemplation des pèlerins: sur un enduit à la chaux de couleur blanche, des faux appareils de couleur rouge et jaune accompagnés de rinceaux inspirés des décors enluminés des manuscrits contemporains, étaient peints...

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A partir des vestiges conservés ça et là dans l'abbatiale et les cryptes, un projet de recréation des décors peints à l'époque de l'abbatiale normande (XI-XIIe siècle) grâce aux techniques numériques de réalité augmentée vient d'être présenté: il sera disponible en 2024 sur des tablettes tactiles proposées aux visiteurs...

Le décor reconstitué n'est qu'une restitution plausible, ce n'est pas la reproduction exacte de ce qui fut mais cela donne une idée précise et historiquement informée de l'intérieur de l'abbatiale du Mont Saint Michel à l'époque de Guillaume Le Conquérant:

Des colonnes engagées badigeonnées de marbrures, des arcs ornés de claveaux alternant le blanc et le rouge, un grand Christ dans une orbe dorée flottant dans un ciel de lapis-lazuli sur la voûte en cul-de-four côté Est et un grand jugement dernier avec l'archange Michel au revers de la façade Ouest.

 Du haut de la tour lanterne, était suspendue une "couronne de lumière" dont les textes montois parlent mais dont il ne reste plus aucune trace archéologique: les couronnes de lumières autrefois présentes aux voûtes de nos grandes églises ont toutes été détruites et fondues lors de la Révolution alors qu'elles sont encore assez nombreuses dans les églises allemandes. Il ne reste aujourd'hui en France que celle de la basilique Saint Rémi de Reims...

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Du mobilier et du trésor de cette grande abbatiale montoise il ne reste plus grand chose et ce pour une raison: c'est que ce qui n'a pas été volé, détruit ou fondu en 1793, l'a été dès le XVème siècle afin de financer les quelques trente années de défense glorieuse (dans les faits pas si glorieuse que cela) du Mont Saint-Michel face aux Anglais pendant la guerre de Cent ans: tout ce qui était en or fut fondu, notamment les châsses, les reliquaires, les statues... Ne restent aujourd'hui que deux petits reliquaires en cuivre doré dont l'un contenait le chef de Sainte Suzanne. Mais heureusement, demeure encore le véritable trésor du Mont à savoir cette extraordinaire collection de quelques deux cents manuscrits médiévaux conservés à la bibliothèque municipale d'Avranches depuis 1791.

On sait que le scriptorium du Mont a connu une certaine célébrité aux XI et XIIe siècle au point d'offrir des stages de formation à des moines venant d'autres monastères. De même, on retrouve le style du scriptorium montois dans certains manuscrits conservés en France et en Angleterre: des monastères commandaient des copies de manuscrit au scriptorium du Mont-Saint-Michel, on le sait, par exemple pour cette bible copiée au XIe siècle pour l'abbaye de Redon en Bretagne aujourd'hui conservée à Bordeaux.

Que sait-on du mobilier à l'intérieur de l'abbatiale médiévale?

Pas grand chose hormis quelques rares vestiges qui ne sont pas tous conservés sur place: à l'origine, il devait y avoir un choeur de stalles pour les moines avec une clôture pour les séparer de la nef réservée aux pèlerins. On n'a pas cependant la trace de la présence d'un jubé. En revanche, il devait exister une poutre de gloire, tradition typiquement normande, dressée au-dessus de la dernière travée de la nef avant la croisée des transepts: on a gardé deux statues qui était sur cette poutre de gloire datant de la seconde moitié du XVe siècle, ces statues sont aujourd'hui conservées dans l'église d'Ardevon.

Aux XVII et XVIIIe siècles, grâce à l'arrivée des moines bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, l'abbatiale reçoit un magnifique décor de stalles, boiseries, retables et armoires de style baroque dont témoigne encore un joli plan daté de 1680 mais aussi l'intérieur de l'abbatiale reconstituée dans la superbe maquette de la collection des plans reliefs fait pour Louis XIV. On y voit dans chaque transept un grand retable, un autre au fond du choeur gothique, des stalles, une clôture en forme de ballustrade et surtout de grandes armoires qui contenaient le trésor et ses reliques, armoires qui étaient ouvertes pour montrer les reliques aux pèlerins. A l'occasion de ces ostentions, des visites guidées de l'abbatiale étaient même organisées par les moines si l'on en croit Guillaume de Saint Pair, un chroniqueur contemporain... En revanche, il ne semble pas qu'il y ait eu un orgue pour compléter ce bel ensemble immobilier qui fut dispersé et totalement détruit ou presque à la Révolution lorsque le Mont Saint Michel devint le Mont Libre c'est-à-dire une prison.

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Revenons à l'histoire de l'architecture... 

L'abbatiale a connu bien des misères mais elle a résisté à de nombreux incendies ou effondrements...

Il y en eut un en 1113 lors de la célébration de la messe de Pâques, un manuscrit médiéval conservé à la British Library en témoigne encore...

Mais pire que la foudre ou les ouragans, il y a les Bretons! 

En 1204, lors de la conquête de la Normandie par le roi de France Philippe Auguste, alors que ce dernier faisait le siège de Château-Gaillard, les Bretons alliés au roi de France, attaquèrent le Mont-Saint-Michel et l'incendièrent! Philippe Auguste en fut bien marri et déboursa une somme fabuleuse pour permettre, non pas reconstruction de ce qui fut incendié, mais la construction d'un nouveau monastère doublant l'ancien sur le flanc Nord escarpé du Mont: ce sera la "Merveille", extraordinaire gratte-ciel médiéval unique en son genre qui sera construit en 18 années seulement mais qui restera inachevé dans sa troisième tranche (salle du chapitre jamais construite). Pour permettre la construction du cloître, ce joyau suspendu dans les airs, il fallut cependant couper la façade du transept Nord d'époque normande et la remplacer par une audacieuse baie à lancettes surmontées de roses.

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Avec la guerre de Cent ans, ce sont à nouveau de graves épreuves qui s'abattent sur le Mont qui, on l'a vu, résiste pendant près de trente années aux Anglais: en témoigne la paire de bombardes qui sont déposées à l'entrée du village en guise de trophée après avoir été abandonnées sur la grève par les Anglais à la marée montante. Ces deux bombardes sont les deux plus anciennes pièces d'artillerie conservées en Europe. Elles font l'objet actuellement d'une restauration complète.

A l'occasion de ce siège, le choeur roman de l'abbatiale s'effondre en 1421, un an après la signature du honteux traité de Troyes qui faisait d'un roi anglais un roi de France: cet effondrement fut interprété comme le signe de la désapprobation de l'archange face à ce qui se passait dans le royaume et on sait que Jeanne d'Arc avait pour projet d'achever sa mission en allant rejoindre la défense du Mont Saint Michel. On sait hélas qu'il en fut autrement pour elle...

Avec la paix revenue, sous Louis XI, est projeté une reconstruction totale de l'église abbatiale montoise pour en faire le chef d'oeuvre de l'art gothique flamboyant. Mais seul le choeur finalement a été construit selon ce parti grandiose et épuré réinterprétant le style du choeur de la cathédrale Notre Dame d'Evreux. Avec ce chantier achevé par des maîtres maçons venus de Rouen à l'orée du règne de François 1er, par l'architecture, le Mont Saint Michel est plus que jamais normand!

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Ce grand chantier sera aussi le dernier car l'abbaye montoise tombe durablement en décadence: à cause du système de mise en commende des grandes abbayes bénédictines françaises par le roi qui nomme désormais des abbés issus de la haute noblesse mais aussi par le choc spirituel de la réforme protestante. Le Mont Saint Michel eut à souffrir des attaques de la milice protestante des Montgomery, le puissant seigneur de Ducey passé à la Réforme, mais ce dernier ne put jamais le piller. En revanche, le pèlerinage en ces temps de violences et d'incertitudes liées aux Guerres de Religion, a bien failli s'arrêter et ce d'autant plus que de nombreux pèlerins venaient d'Allemagne: pas certain qu'un Luthérien allemand ait le grand désir de faire des milliers de kilomètres pour voir un rocher surmonté d'un archange... à l'autre bout du royaume de France!

Le pèlerinage qui attirait autrefois jusqu'aux princes et les rois (la dernière visite royale au Mont fut celle de François 1er) n'est alors plus que l'ombre de lui-même: un proverbe de l'époque dit même: "Les petits gueux vont au Mont Saint Michel, les grands à Saint Jacques."

Au début du règne de Louis XIII, l'abbaye du Mont-Saint-Michel est donc tombé en pleine décadence avec un Henri de Guise-Lorraine nommé abbé dès l'âge de quatre ans: il ne vint jamais, bien évidemment. En revanche, sa famille consciente du délabrement général prit en 1618 la décision capitale de faire venir au Mont la congrégation des moines bénédictins de Saint Maur: s'en suivit une renaissance surtout intellectuelle qui sauva littéralement le Mont-Saint-Michel et sa mémoire historique. Des travaux de réparation, de restauration et de réaménagement furent entrepris. On a vu plus haut que l'église abbatiale fut entièrement remeublée et la tour lanterne reconstruite surmontée d'un toit en dôme couronné d'un lanternon.

Puis vint la catastrophe que nous connaissons tous: la Révolution française!

En 1791, l'abbaye royale du Mont-Saint-Michel est supprimée et transformée en prison. Précisons qu'elle l'était déjà avant la Révolution française car les moines de la congrégation de Saint-Maur devaient cohabiter avec la "Bastille des mers", c'est à dire des cachots ou des cages suspendues dans lesquels on jettait quelques aristocrates libres penseurs...

De 1791 à 1863 la prison du "Mont Libre" accueillit jusqu'à 800 prisonniers bagnards (1840) condamnés à y travailler 10 à 12 heures par jour sauf le dimanche car il y avait la messe mais aussi la classe avec un instituteur: le reste de la semaine, les prisonniers fabriquaient des chapeaux de paille et des voiles de bateau, c'était là la spécialité de la centrale d'un Mont-Saint-Michel hideusement défiguré avec une abbatiale divisée par des cloisons et des planchers. 

Paradoxalement, la prison attirait de nombreux visiteurs qui sur présentation d'un laisser-passer octroyé à la sous-préfecture d'Avranches, pouvaient contempler la déchéance humaine sous les voûtes des splendeurs médiévales: Victor Hugo fut l'un de ces visiteurs et rendit compte à sa maîtresse de la présence d'un "crapaud dans un reliquaire"...

Tout cela était fort dangereux pour l'intégrité et la stabilité des bâtiments du Mont: en 1834 un grave incendie se déclara dans l'abbatiale où l'on fabriquait les chapeaux de paille. A l'appel de leur aumonier, l'abbé Lecour, les prisonniers réussirent à maîtriser le feu et sauvèrent du même coup la vieille nef normande.

Aujourd'hui, plus personne n'en doutera: c'est la prison qui a empêché que le Mont ne soit transformé en carrière de pierre (comme à Cluny) et ce sont les prisonniers qui ont sauvé l'église abbatiale...

Mieux! Ce sont les prisonniers qui commencèrent les premiers travaux de restauration d'un Mont Saint Michel considéré, désormais, comme un Monument Historique à l'instigation non pas de Prosper Mérimée mais d'Arcisse de Caumont qui n'a eu de cesse de protéger le brave abbé Lecour et ses prisonniers oeuvrant enfin pour le Bien, de la hargne jalouse du premier!

En 1863, concurrencé par les machines textiles anglaises, le bagne du Mont-Saint-Michel qui était une entreprise privée concédée par l'Etat, ferme définitivement ses portes: il sera externalisé en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie...

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C'est alors que ces Messieurs de Beaux-arts venus de Paris débarquent au Mont-Saint-Michel: l'abbé Lecour qui avait commencé le travail de restauration mais aussi de recréation d'un mobilier de style néo-gothique en formant les prisonniers à l'art de la taille de la pierre et de la menuiserie, est prié de laisser la place...

Heureusement, les architectes des monuments historiques firent un travail remarquable commencé en 1872 et jamais interrompu depuis pour réparer, restaurer et entrenir cette architecture fascinante venue du Moyen-âge avec le grand mérite d'avoir pu éviter des reconstructions historicistes trop lourdes et hasardeuses qui auraient dénaturé les lieux plus encore que la prison. La seule innovation fut l'actuelle tour lanterne surmontée d'une flèche de style néogothique copiée sur celle dessinée par Viollet-Le-Duc pour Notre-Dame de Paris et couronnée d'une statue de l'archange Michel en cuivre doré de trois mètres de haut dessinée par Frémiet et posée là-haut le 8 août 1897 à l'initiative d'une 3ème république laïcarde qui ne voulait surtout pas que l'on mît une croix...

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L'autre renaissance fut spirituelle grâce à l'initiative de Mgr Brazard évêque de Coutances et d'Avranches qui eut l'idée de relancer le pèlerinage et de recréer le sanctuaire dédié à Saint Michel dans l'abbatiale: en 1866, les Pères de Pontigny sont appelés pour tenter de restaurer la vie monastique mais cela n'eut pas de suite.

En 1877 une grande souscription nationale est lancée pour recréer le trésor du Mont Saint Michel: il y a tellement d'argent récolté que l'on peut fabriquer une statue de Saint Michel couverte de lames d'argent et couronnée d'or avec deux couronnes dont l'une fabriquée par l'un des plus grands orfèvres de Paris. 

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(Statue du sanctuaire de Saint Michel installé dans l'église paroissiale Saint Pierre du village du Mont au pied de l'abbaye. La statue est environnée d'un décor néo-gothique réalisé par les prisonniers sculpteurs sur bois formés par l'abbé Lecour)

Quand arrive la crise de la séparation de l'Eglise et de l'Etat en 1905, le magnifique trésor est caché. Mais en 1908, la plus belle des deux couronnes de l'archange est volée à l'occasion d'un cambriolage: une copie en cuivre dorée sera réalisée, elle existe toujours et elle est actuellement exposée dans l'abbatiale à l'occasion du Millénaire.

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En 1966, le millénaire monastique du Mont-Saint-Michel est célébré en présence de Georges Pompidou et des moines bénédictins venus de Saint Wandrille et du Bec Hellouin: on tenta de restaurer la vie monastique avec une petite communauté bénédictine conduite par le Père de Senneville. Mais face à la pression touristique mais face aussi aux embûches d'une administration plutôt rétive, l'expérience prit fin en 2001. Les moines furent remplacés par les frères et soeurs de la fraternité de Jérusalem un ordre créé en 1975 à l'initiative de mgr Lustiger avec la vocation de prier au milieu des foules... Depuis cette fraternité maintient un service minimum spirituel dans l'abbatiale.

Enfin le 10 septembre 2023, David Nicolas, le maire d'Avranches et son ami François Saint-James organisèrent une procession solennelle pour le grand retour dans son abbatiale du chef de Saint Aubert à l'occasion de sa fête patronale.

Avranches : la relique de Saint-Aubert rejoint le Mont-Saint-Michel en procession | La Gazette de la Manche (actu.fr)

CONCLUSION:

En 2023, on célèbre donc le Millénaire de la fondation de l'abbatiale normande du Mont-Saint-Michel.

Et après?

L'enjeu du Mont-Saint-Michel depuis l'an 709 c'est d'y faire venir du monde, beaucoup de monde... Longtemps, très longtemps ce furent des pèlerins parfois en grand nombre: aujourd'hui ce sont des touristes.

Au Moyen-âge, au meilleur moment de l'histoire du Mont (XI- XIVe siècle) le pèlerinage montois pouvait rivaliser avec celui de Saint-Jacques avec probablement 100000 pèlerins par an venus de toute l'Europe. En 1369, on sait que 16900 pèlerins sont passés par Paris pour aller au Mont. Certains venaient même de très loin: la Poméranie, par exemple... Au XVIIe siècle, l'intendant Foucaud avait compté 30000 pélerins annuels passant par Caen. Les adolescents pèlerinaient aussi beaucoup: faire le chemin montois était même considéré comme un rite de passage indispensable dès le XIe siècle. A Caen, le chemin des pèlerins c'était la rue Caponière qui apparait pour la première fois en 1082 dans les archives locales comme étant "la rue pour où on va au Mont". L'église Saint Michel de Vaucelles, l'hôtel Dieu ou l'ancienne chapelle Saint Jacques témoignaient et témoignent encore dans la géographie urbaine caennaise du rôle de Caen comme ville étape importante sur le chemin du Mont-Saint-Michel.

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Grâce à la tenacité de quelques passionnés et d'historiens médiévistes (rendons ici hommage à Vincent Juhel, secrétaire perpétuel de la Société des Antiquaires de Normandie) Les chemins montois ont fait l'objet, ces dernières années, d'un important travail de reconnaissance historique et topographique à tel point qu'ils sont de nouveau praticables pour les randonneurs:

De plus en plus de monde y chemine tant pour le loisir que pour une authentique recherche spirituelle. 

En 2023, quelques 760 000 personnes ont fait, cet été, la traversée ultime de la baie entre la pointe du bec d'Andaine (Genets), Tombelaine et le Mont-Saint-Michel à travers l'extraordinaire désert des grèves accompagnés de guides assermentés: c'est un record!

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Un record qui pose de nombreuses questions mais qui ouvre aussi un chemin pour l'avenir même d'un Mont Saint Michel qui se doit de penser de toute urgence un nouveau modèle plus qualitatif pour la destination proposée car le surtourisme et ses médiocrités menacent le site d'une dénaturation et d'une destruction plus redoutables que toutes les épreuves de mille ans d'histoire.

En effet, il serait temps de considérer qu'une part de plus en plus importante des touristes venant au Mont sont des pèlerins et que tout touriste venant au Mont est un pèlerin en puissance:

L'urgence ne serait-elle pas de chasser définitivement le crapaud du reliquaire en assumant de rétablir le sanctuaire de l'archange Michel dans son abbatiale et d'organiser la vie spirituelle, culturelle et intellectuelle du monument en conséquence?


 BON A SAVOIR:

L'exposition "la demeure de l'archange" qui présente exceptionnellement les objets historiques et pièces d'orfèvrerie du trésor du Mont Saint Michel et de son sanctuaire se termine le 5 novembre 2023...

La demeure de l'archange (abbaye-mont-saint-michel.fr

LIRE AUSSI:

Cyril DOUILLET: "En chemin vers le Mont Saint Michel"

Amazon.fr - En chemin vers le Mont-Saint-Michel - Douillet, Cyril, Bal, François, Lécu, Anne, Simon, Raphaëlle, Maigre, François-Xavier - Livres

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Il n'est pas nécessaire de pèleriner pendant des mois pour expérimenter un cheminement spirituel. Au printemps 2022, entre le Vendredi saint et le samedi après Pâques, Cyril Douillet, journaliste et père de famille, est parti huit jours marcher entre L'Aigle (Orne) et le Mont-Saint-Michel (Manche), d'abord seul puis rejoint par ses deux jeunes fils. Répondant à un besoin de remettre sa vie dans les mains de Dieu, le pèlerin va connaître une singulière unification de tout son être : le corps, l'âme et l'esprit s'harmonisent au fil des kilomètres et des rencontres inattendues, guidées par la Providence. Ce récit enlevé, au style sobre et inspiré, est une invitation à se laisser recréer et à vivre l'abandon intérieur.

Cyril Douillet, journaliste, diplômé de Sciences Po, est secrétaire général de la rédaction du magazine Famille chrétienne. Il a dirigé pendant dix ans la revue Ombres & Lumière, publiée par la Fondation OCH. Il est l'auteur, avec Philippe de Lachapelle et Jean-Christophe Parisot, de La voie de la fragilité (Mame, 2019). Préface de François-Xavier Maigre Chemins partagés par François Bal, Anne Lécu et Raphaëlle Simon

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B
et bien je peux affirmer que, malgré les preuves historiques (dont un grand nombre de personnes se contrefout malheureusement) nos contemporains placent notre Mont avec St Malo. <br /> <br /> Exemple vécu ce jour où je discutais avec un nantais d'origine, ayant vécu au Mans et habitant maintenant dans la région angevine. <br /> <br /> Celui-ci voulant me parler des navettes de transports me tint ces propos: "les navettes à St Michel là... mais si euh... à St Malo..." <br /> <br /> et donc pour les bretons et ligériens en particulier mais aussi beaucoup d'autres, on va visiter la rive gauche de l'estuaire et on associe le Mont St Michel à St Malo ! cela nous va bien et nous suffit... <br /> <br /> La rive droite, Avranches, Carolles, la falaise de Champeaux, Granville, etc.. on connait pas et on s'en fout ! <br /> <br /> J'ai fait ce constat des dizaines de fois.
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