Avec Annie ERNAUX, notre Normandie littéraire est-elle couronnée du PRIX NOBEL ?
BILLET DE FLORESTAN:
ANNIE ERNAUX PRIX NOBEL DE LITTERATURE 2022
Même si certaines positions politiques ou idéologiques récemment prises par Annie ERNAUX avaient voilé l'admiration que nous avons toujours eu pour le travail de grand écrivain de cette cauchoise native d'Yvetot qui consiste à mettre des mots clairs sur nos intuitions ou à explorer une part inconnue du monde de la condition humaine, nous sommes très fiers, en tant que Normand et amateur de littérature de cette belle nouvelle qui va contribuer au rayonnement international d'une Normandie, plus que jamais, patrie littéraire à la fois, enracinée et universelle.
Nous avons lu plusieurs romans d'Annie Ernaux et ce, depuis longtemps, à commencer par "La place" dans lequel son scalpel littéraire "dépiaute" littéralement la bête sociale qui dort dans tout homme: nous avouons ici que ce grand livre nous a aidé à être ce que nous sommes aujourd'hui:
Un régionaliste normand lucide.
Car Annie Ernaux, en utilisant sa matière intime, familiale, sociale, culturelle, régionale pour en faire de la haute littérature, a précisément décrit les mécanismes de la honte et de la haine de soi qui ont fondé et fondent encore l'identité provinciale rurale face à la nécessité de monter à la grande ville pour passer le baccalauréat et la préparation des grands concours et des grandes écoles parisiennes: l'ascenseur social d'Annie Ernaux a fonctionné... Mais à quel prix!
Lorsque nous avons commencé à nous inquiéter de la question régionale normande autour des années 2000, la lecture des romans d'Annie Ernaux a fortement contribué aux prises de conscience nécessaires: nous parlions alors de la "Normanditude" comme Césaire ou Senghor avaient osé parler de "Négritude" en tant reconquête d'une fierté et d'une lucidité pour être souverain de soi dans une communauté humaine libre et fière d'elle-même et de ses héritages historiques, culturels ou spirituels...
Mais avouons aussi qu'Annie Ernaux n'a peut-être jamais voulu aller jusque-là dans la prise en charge littéraire des conséquences politiques de son oeuvre littéraire: son engagement idéologiquement et classiquement de gauche (un universalisme abstrait fondé sur la dialectique marxiste entre classes sociales dominantes et classes sociales dominées) l'a peut-être empêchée de franchir certaines limites. C'est un regret pour nous car les romans d'Annie Ernaux sont des outils puissants pour éveiller les consciences.
Avouons, enfin, un autre regret, à cette occasion extraordinaire de saluer une écrivaine normande couronnée du prix Nobel en cette année 2022:
Dans le courant des années 2010, nous avions eu l'idée, dans le cadre de notre séminaire "Normandie" de l'Université populaire de Caen alors animée par Michel Onfray, d'inviter Annie Ernaux pour un dialogue avec une autre grande conscience normande, à savoir, le géographe et écrivain Armand Frémont, l'un des fondateurs en France de la géographie humaine et créateur du concept d'espace-vécu dans lequel les réalités humaines, sociales, idéologiques et psychologiques finement décrites par Annie Ernaux peuvent se déployer: nous nous étions réjouis d'avance d'une magnifique conversation au plus haut niveau entre ces deux belles âmes et ces deux grandes intelligences normandes.
Armand Frémont était, nous nous en souvenons, ravi par cette idée. Nous entreprîmes de contacter Annie Ernaux par l'intermédiaire de Mme Heurgon, la présidente du célèbre colloque du château de Cerisy (Manche), centre international de conférences et de colloques qui avait organisé le grand colloque universitaire sur l'oeuvre en cours de notre grande écrivaine...
La réponse d'Annie Ernaux se fit attendre et elle fut, hélas, négative.
On ne pourra que regretter cette position ou, plutôt, cette posture d'une écrivaine qui pour des raisons idéologiques évidentes n'oserait pas se définir comme une écrivaine "normande" si d'aventure un critique littéraire avait suffisamment d'impertinence pour lui poser pareille question car dans les médias de grand chemin où sévit le politiquement correct que nous savons, tout ce qui pourrait évoquer de près ou de loin l'idée essentielle d'enracinement fait l'objet d'un refus "olfactif " puissant au nom d'une conception abstraite et universaliste d'un être humain qui n'a jamais existé.
Et quoique l'égo-écrivaine nobelisée Annie Ernaux ait écrit son "retour à Yvetot" qui est tout sauf l'aveu d'une quelconque fierté normande refoulée par la haine de soi, on notera, très symboliquement de notre point de vue de l'enracinement, ce besoin fondamental de l'âme humaine défini par la philosophe Simone Weil, ou du point de vue de l'espace vécu cher à Armand Frémont, qu'Annie Ernaux a fait le choix abstrait sinon étrange de vivre et d'écrire dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise, une utopie urbaine des années 1960 qui est, dans la réalité, un parfait non-lieu à la fois artificiel et contemporain où l'on cherchera vainement l'esprit des lieux à l'occasion d'une déambulation sur le parking d'un hypermarché ou en suivant l'ondulation de haies de tuyas impeccablement taillées entre deux rond-points: un lieu aseptisé comme l'écriture "blanche" revendiquée par notre Prix Nobel.
Annie Ernaux, en résidant à l'équidistance entre deux géographies qu'elle déteste, le pays cauchois de son enfance et de ses parents d'une part et la Ville lumière parisienne source de toutes les dominations d'autre part, a finalement la géographie qu'elle mérite, tout comme notre triste époque matérialiste, égotiste, laide et anti-spirituelle mérite son prix Nobel de littérature.
Et faute de n'avoir pu trouver autre chose, la Normandie en l'occurrence, Annie Ernaux se contente à peu de frais d'avoir toujours raison dans ses livres en devenant, en quelque sorte, le génie littéraire de la haine soi contemporaine.
Annie ERNAUX dans nos archives:
"Mémoire de fille": un nouvel exercice de lucidité normande proposé par Annie Ernaux
http://normandie.canalblog.com/archives/2016/04/08/33637444.html
Annie Ernaux: une colère normande
http://normandie.canalblog.com/archives/2012/12/13/25912600.html
Annie Ernaux: retour à Yvetot (Normanditude)
http://normandie.canalblog.com/archives/2013/06/09/27364436.html
Annie Ernaux rencontre ses lecteurs à Caen
http://normandie.canalblog.com/archives/2014/10/12/30755079.html
Crise du Covid: la colère d'Annie Ernaux
http://normandie.canalblog.com/archives/2020/03/30/38149256.html
Pendant l'été, quelques lectures normandes (Annie Ernaux)
http://normandie.canalblog.com/archives/2014/08/06/30366776.html
J'irai revoir ma Normandie: la jeunesse de Jean-Luc Mélenchon au pays d'Annie Ernaux
http://normandie.canalblog.com/archives/2017/03/26/35095827.html
Confinement d'une écrivaine parisienne en province: non! la Normandie n'est pas un conte de fées! (relire Ernaux)
http://normandie.canalblog.com/archives/2020/03/25/38127964.html
Voir sur France 3 Normandie:
Voir aussi, la réaction de Nicolas Mayer-Rossignol maire et président de la métropole de Rouen qui a perdu du temps récemment, en de vaines polémiques, avec Napoléon et Mme Halimi et qui découvre, soudain, l'évidence: une femme grande écrivaine de gauche et normande nobélisée, ça existe!
C’est une grande dame normande, yvetotaise et rouennaise, qui se voit aujourd’hui décerner le Prix Nobel de littérature. Quelle fierté pour cette reconnaissance si belle et si méritée ! D’une plume sans pareille, elle a su mettre des mots sur les maux de l’injustice sociale, des discriminations envers les femmes. Pour la première fois, Annie Ernaux accède à la reconnaissance internationale pour ses œuvres et ses combats. La Ville de Rouen l’honorera prochainement en dénommant un équipement de la ville à son nom. « Toutes les images disparaîtront », comme s’ouvrait son grand roman Les Années. Les mots, eux, restent. Et le combat, lui, continue.