1552. Le roi de France est mort dans d'horribles souffrances après un accident dans un tournoi? On découvre un Nouveau Monde à l'Ouest de l'océan? Les Protestants et les Catholiques commencent à s'étriper dans d'horribles massacres sur le fait de savoir si Jésus Christ est réellement présent à l'occasion d'une eucharistie? Gilles Picot, sire de Gouberville, seigneur du Mesnil-au-Val, brave et sage gentilhomme Normand n'en a cure!
La seule chose qui lui importe est la réalité dans laquelle il se trouve et vit: ce qui est important pour lui c'est que son blé soit ramassé à temps, que les foins soient rentrés pour l'hiver, les pommes et autres fruits soient cueillis aux arbres avant qu'il ne soit trop tard. Et que ses gens, sa famille et ses amis soient bien portants et ne courent aucun danger...
Pour le sage Sire de Gouberville dont le souvenir est venu jusqu'à nous en raison du "journal de raison" qu'il a tenu des années durant et qui nous donne un extraordinaire tranche de vie quotidienne de ce Clos du Cotentin normand à la mitan du XVIe siècle, une seule réalité compte que cela soit en politique ou en agriculture: "le mauvais temps c'est le temps qui dure trop longtemps" selon ce que nous rapporte aussi un adage normand du Nord-Cotentin.
Car seule compte la vie dans la réalité...
Gilles Picot, un Montaigne normand?
Gravure anglaise représentant l’accident de tournoi qui va causer la mort du roi Henri II en 1559. Gilles de Gouberville « expédie » l’information en une seule phrase. (©DP)
Un été avec Gilles de Gouberville : le sieur s'intéressait-il au vaste monde ?
A l'occasion du 500e anniversaire de naissance de Gilles Picot, nous revenons tout au long de l'été sur la vie du sieur du Mesnil-au-Val et de Gouberville.
Le 30 juin 1559, à Paris, le roi de France Henri II est horriblement blessé lors d’un tournoi auquel il participe : la lance de son adversaire, Gabriel de Lorges, comte de Montgommery (et seigneur de Ducey, dans le Sud-Manche), vient accidentellement se ficher dans son œil. Et ce n’est qu’au bout de dix jours d’une terrible agonie que le roi va décéder.
Un monstre d’indifférence ?
Il faut encore attendre une semaine – le 17 juillet – pour que la nouvelle arrive jusqu’au Cotentin et aux oreilles de Gouberville, qui consigne le fait dans son Journal : « Symonnet alla à Cherbourg et rapporta que le Roy était mort ».
Information énorme, d’autant que les circonstances de la mort du roi sont dramatiques. Mais dans son Journal, Gouberville n’en dit pas plus que la phrase précédente. On ne sait donc pas s’il dispose de toute l’information, mais on ne sait pas non plus quelle est sa réaction à l’annonce de la mort du roi de France. Et surtout, il enchaîne dans son Journal sur la description des travaux des champs auxquels lui et ses gens sont confrontés ce jour-là : il est vrai qu’on est en pleine période des foins…
Alors quoi ? Gouberville tient-il la mort d’Henri II pour chose négligeable ? Est-il un monstre d’indifférence ? De manière générale, la marche du monde autour de lui l’intéresse-t-il, ou son horizon se limite-t-il au périmètre restreint de « céans » – son fief du Mesnil-au-Val, et rien d’autre ?
Car le XVIe siècle dans lequel Gilles de Gouberville vit est le siècle de la Renaissance, des grandes découvertes, des grandes explorations, que diable ! Mais hormis les Guerres de religion qui bouleversent la vie quotidienne des habitants du Cotentin et celle de Gouberville (puisque ce dernier y fait très souvent référence dans son Journal) aucun autre événement « important » n’y est consigné. Tout juste fait-il référence de temps à autre à des escarmouches qui opposent sur les rivages de la Manche, des marins anglais et français.
Un humain, tout simplement
Et pourtant, on sait que Gouberville n’est pas « arriéré », qu’il sait lire et écrire, qu’on lui prête des livres récents de Rabelais et de Machiavel, que les voyageurs qu’il héberge volontiers au Mesnil-au-Val le tiennent informé (peut-être est-il lui-même demandeur de ces informations) de la marche du monde. Mais aucun écho dans le Journal.
En août 1556, Gilles de Gouberville côtoie pendant deux jours son voisin révillais, François Leclerc, un des plus redoutables pirates de son époque, célèbre pour avoir semé la terreur dans toutes les Caraïbes. Gouberville mentionne cette rencontre dans son Journal, mais n’en dit pas plus. Leclerc a-t-il raconté à la compagnie ses aventures et ses voyages, Gouberville les a-t-il entendus et écoutés ?
Entre les lignes
S’il rapporte dans son Journal des milliers de faits de la vie quotidienne, Gilles de Gouberville ne raconte cependant pas tout. « Il faut d’abord rappeler que quand il commence son Journal, celui-ci est avant tout un livre de comptes », explique Jacqueline Vastel, du comité Gilles-de-Gouberville. « C’est-à-dire qu’il tient ce document à jour pour se rappeler qui lui doit de l’argent, et pour quel usage il a dépensé telle somme. C’est aussi le souci de laisser à ses héritiers, ses affaires en bon ordre quand il disparaîtra. C’est également un pense-bête personnel pour se rappeler ce qu’il a fait ou tel événement qui s’est passé il y a 2 ans ou 6 mois. Enfin, avec le temps, je pense aussi qu’il apprécie de plus en plus le fait d’écrire, de raconter son quotidien et celui de ses contemporains ».
Mais pourquoi Gouberville n’écrit-il pas tout ? « Je pense qu’il sait pertinemment qu’après sa mort, son Journal sera lu par d’autres. Et il ne veut pas que certaines personnes sachent ce qu’il pensait, ou découvrent des choses qu’elles n’auraient pas dû. »
Reste une dernière question : Gouberville a-t-il écrit son Journal en pensant à la postérité ? « Chacun a son interprétation de Gouberville, parce qu’avec lui, il faut beaucoup lire entre les lignes. Mais je pense qu’il écrit certaines choses (et qu’il en tait d’autres) parce qu’il sait pertinemment qu’on va le lire après. Il a conscience qu’il laisse un témoignage derrière lui. Et il soigne aussi un peu son image en ne se donnant jamais le mauvais rôle. Même s’il est irremplaçable, il faut savoir remettre en perspective son témoignage ».
On ne sait pas, puisqu’il n’en parle pas. Ou alors, cette violence, ce Nouveau Monde (découvert il y a tout juste un peu plus d’un demi-siècle par Christophe Colomb), lui fait peur ? Jamais – alors que c’est un noble – il ne se bat (une seule fois, il donne un soufflet, et regrette son geste aussitôt), jamais il ne bat un de ses serviteurs (un coup de pied aux fesses, c’est le grand maximum), alors que la violence quotidienne est au cœur de son époque. Et alors que les Guerres de religion mettent le pays à feu et à sang, Gouberville manœuvre pour passer entre les gouttes.
Sage, opportuniste, routinier ou trouillard ? Un peu des quatre certainement, chérissant avant toute chose la quiétude du Mesnil-au-Val, privilégiant les travaux des champs, ses rapports conviviaux avec ses proches et le compte rendu régulier de cette existence simple dans son Journal. Mais observant certainement le mouvement du monde à la fois avec curiosité et inquiétude. Un humain.
Dans la tourmente des Guerres de religion
Le développement des idées de la réforme protestante, l’affaiblissement du pouvoir royal et les luttes intestines de la noblesse pour s’emparer de ce même pouvoir : autant de raisons qui plongent le royaume de France dans une série de guerres civiles, baptisées Guerres de religion, à partir du milieu du XVIe siècle.
Le massacre de Valognes
Le Cotentin n’échappe pas au mouvement, étant même une des toutes premières régions touchées par les troubles, dès le printemps 1562. Le paroxysme de cette crise est atteint les 7 et 8 juin, quand la population de Valognes massacre plusieurs gentilshommes protestants, pille et détruit leurs maisons. Jusqu’au mois de mars 1563, la presqu’île va vivre dans l’inquiétude, traversée par des troupes, tantôt catholiques, tantôt protestantes, qui livrent bataille, pratiquent volontiers le pillage, la menace, voire même l’exécution sommaire.
Comment Gilles de Gouberville réagit-il à cette tourmente qui bouleverse brutalement son petit monde jusque-là bien ordonné ? Ce qui est certain, c’est qu’il y est sensible. Car dans son Journal (qui s’arrête au printemps 1563, quand cesse la première Guerre de religion), Gouberville fait de très nombreuses références aux « événements » et raconte ce qu’il voit, ce qu’il entend, et ce qu’il pense : c’est suffisamment rare pour être mentionné.
Plus que de la curiosité
Que voit-il, qu’entend-il ? Il rapporte très précisément les faits, mentionne les dates, les lieux, les noms, ce qui en fait un témoin de première main de l’époque. Pour le massacre de Valognes, il raconte ainsi que le lendemain, « les corps des défunts étaient encore à la rue, où les femmes de Valognes venaient donner des coups de pierre et de baston sur lesdits corps ».
Et surtout Gouberville confie à son Journal ses faits et pensées. S’il est catholique, il est néanmoins traversé par une curiosité certaine pour les idées de la réforme protestante : il assiste ainsi plusieurs fois à des sermons protestants (et « zappe » de nombreux offices catholiques), rencontre à Réville en 1555, chez le pirate François Leclerc, l’amiral de Coligny, chef de file des protestants français (massacré lors de la Saint-Barthélémy en 1572). Ou encore, il tait dans son Journal certaines exactions des troupes protestantes dans la région.
Je suis même persuadée qu’il a plus que de la curiosité pour les idées protestantes, précise Jacqueline Vastel. À l’origine, ce n’est pas un catholique fervent, son entourage est protestant, et on voit bien dans le Journal qu’il est très attentif à ce qui se passe autour de lui en 1562. Par rapport au reste du Journal, cela signifie bien qu’en soi, il est bouleversé.
Quand, en octobre 1562, on lui demande officiellement de prononcer sa fidélité au roi et à la religion catholique, Gouberville répond oui sans difficulté.
Mais je suis à peu près certaine qu’il répond cela pour qu’on lui fiche la paix, et qu’il n’en pense pas moins. En bon Normand, il sait où est son intérêt. Et je crois que par-dessus tout, il est très tolérant.
Ce qui, dans ce XVIe siècle hérissé de violences et de radicalité, est en soi un acte de courage et un gage de vraie personnalité.
Sur cette année 2021 anniversaire consacrée au Sire de Gouberville, voir aussi cette archive de l'Etoile de Normandie: